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moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs platebandes, à chacun de s’amuser innocemment selon son goût et ses facultés. Que fais-tu, dis-moi, quand tu contemples la grande constellation du ciel, à minuit, en divaguant avec nous et en parlant de l’inconnu et de l’infini ? Si j’allais t’interrompre au moment où tu nous dis des paroles sublimes pour te dire cette parole bête et brutale : À quoi cela sert-il ? pourquoi se creuser et s’user le cerveau à des conjectures ? cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes ? tu me répondrais : Cela donne des émotions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent, à la sueur de leur front, pour les hommes ; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage, et à s’élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d’un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime. — Qui t’a fait ce que tu es, Éverard ? C’est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t’a donné le courage de vivre jusqu’ici dans le travail et dans la douleur ? C’est l’enthousiasme. Et c’est toi, le plus candide et le plus adorablement rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de ton Dieu ? Saül, tu veux tuer David, parce qu’il joue trop bien de la harpe et que tu deviens insensé en l’écoutant.

À genoux, Sicambre, à genoux ! nous t’y mettrons bien. Hélas ! je dis nous ? je pense à mon procès, et je me persuade que je suis déjà jugé et condamné comme artiste ! — Ils t’y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c’est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu’ils respectent la sainteté de leur apostolat ! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas, je l’avoue à ma honte ! Lancé dans une destinée fatale ; n’ayant ni cupidité, ni besoins extravagans, mais en butte à des revers imprévus, chargé d’existences chères et précieuses dont j’étais l’unique soutien, je n’ai pas été artiste, quoique j’aie eu toutes les fatigues, toute l’ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte ; la vraie gloire n’a pas couronné mes peines, parce que je n’ai pas toujours mis ma conscience en face de mon inspiration. Pressé,