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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi. Il s’est glissé jusque dans les jambes de l’Opéra, et Berlioz l’a mis en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l’antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz, il y aura un certain ébranlement nerveux dans ta petite organisation de lion de Numidie, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desdemona, ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t’arrivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu’on nous donnait à Sparte, du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu’Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons à ce Babylonien, afin qu’il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magique et funeste.

Tu vas me demander si c’est là parler un langage sérieux… Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste ; et puisqu’il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c’est qu’un véritable artiste, car je vois bien que tu ne t’en doutes pas. Tu m’as nommé l’autre jour de prétendus artistes que tu accablais de ta colère, un corroyeur, un marchand de peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. Tu m’en as nommé d’autres, célèbres, dis-tu, et dont je n’ai jamais entendu parler. Je vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies.

Berlioz est un artiste ; il est très pauvre, très brave et très fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l’univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j’ai l’insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l’on peut avoir ces folies dans le cerveau, et ne pas être l’ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples-croches : je suis pour les liliacées ; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l’intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces. Berlioz avec une pioche,