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justiciables de la raison à jeun ; mais je ne puis pardonner à M. Morton d’avoir amaigri la figure de S. G., comme s’il eût essayé de lutter avec le Don Quixote de Smirke, ni surtout d’avoir amené sur le bord du cadre ce canon malencontreux et si peu terrible. Cette bouche de bois qui éclaterait sous un boulet de paille, dépasse les dernières limites de la niaiserie.

Dans la toile de M. Morton, S. G. n’a pas de manteau sur les épaules ; mais, en revanche, elle a au-dessus de sa tête un ciel nébuleux, et qui, sans doute, cache dans ses profondeurs de terribles orages. Faut-il attribuer au ciel de M. Morton une valeur allégorique ? Le peintre a-t-il voulu signifier à l’Angleterre mutinée que S. G., radieuse et paisible, irait d’un œil serein et d’un pas assuré au devant des dangers qui menacent la patrie ?

Turner, Stanfield et Daniell jouissent parmi nous d’une réputation méritée ; mais nous ne les connaissons que par la gravure : or, en présence de leurs compositions originales, si je n’ai pas absolument changé d’avis, du moins suis-je obligé de reconnaître que mon opinion s’est singulièrement modifiée. J. W. M. Turner possède, entre tous les paysagistes, la faculté d’agrandir et de métamorphoser tout ce qu’il touche. Malheureusement cette faculté s’exerce au gré d’une volonté souveraine, et ne tient aucun compte des lieux ni des climats. Sur les bords du Tibre, de la Loire ou de la Tamise, elle trouve à se réaliser avec une égale indépendance. Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est que le voyageur le plus sincère ne peut reconnaître, dans les compositions de Turner, ni Rome, ni Tours, ni Londres. La seule géographie que l’artiste admette, c’est le mépris de toutes les géographies, c’est-à-dire l’immensité. Il est, dit-on, professeur de perspective ; je ne devine pas quelles leçons il donne à ses élèves. Il sait multiplier les plans et prolonger les lignes avec une prodigalité fastueuse ; mais pour peu que l’horizon se rapproche de l’œil, Turner ne consent pas à s’en contenter. C’est un homme qui pétrit l’espace, qui déroule les plaines, qui élève les montagnes, qui invente pour les fleuves des sinuosités ignorées du monde entier. La réalité n’existe pas pour lui. Il est le roi d’une création invisible aux yeux vulgaires, dont il tient les clés, qu’il ouvre et ferme selon son caprice. Qu’enseigne-t-il, et que peut-il enseigner ? Aurait-il d’aventure trouvé le secret de modeler sur lui-même l’organisation de