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ner dans le même sens. M. Thiers et M. Guizot ont décidé que l’intervention aura lieu, et nous verrons s’exécuter l’intervention.

Le roi est cependant d’un avis contraire ; M. de Broglie, le président du conseil, partage l’avis du roi. M. Humann, qui tient les clés du trésor, ce nerf de la guerre, M. Humann pense comme le roi et M. de Broglie. Le maréchal Maison a des vues toutes pacifiques, M. Duperré aussi ; mais M. Thiers et M. Guizot tiennent bon pour une expédition militaire, et ils ont entraîné à eux M. Duchâtel. Voilà les trois hommes de guerre du conseil, les boute-feux et les sabreurs de ce temps ! Si l’on s’est brouillé avec le maréchal Soult, si l’on néglige le maréchal Gérard, c’est que l’on comptait sur MM. Guizot, Thiers et Duchâtel. Comment ne pas vaincre l’Europe avec MM. Duchâtel, Thiers et Guizot ?

M. de Talleyrand a beau redire toutes ses remontrances à Napoléon lors de la première guerre d’Espagne ; M. Molé a beau répéter ses plus belles paroles du temps de la seconde guerre, on ne fera pas moins la troisième. Ils ont cependant l’un et l’autre de bonnes raisons à alléguer en cette affaire. M. de Talleyrand dit avec franchise que ce gouvernement ne se fonde pas sur des affections, mais sur des intérêts matériels, base solide tant qu’on ne l’ébranle pas par des actes contraires à la prospérité publique. Or, l’intervention en Espagne est un de ces actes : elle épuisera le trésor déjà si chargé ; elle augmentera la crise commerciale que le procès et l’affaire des 25 millions ont fait naître ; déjà les fabriques sont désertes, la bourse baisse, et les spéculateurs murmurent. Que sera-ce si le Nord s’ébranle, et si nous éprouvons des résistances en Espagne ? Mais la vieille prudence du doyen des diplomates a beau montrer de loin les orages, M. Thiers se rit de ces prophéties sinistres. Il met sa démission dans la balance, et la balance penchera de son côté.

Les raisons de M. Molé ne sont pas moins bonnes. On sait avec quelle noblesse et quelle fermeté M. Molé a posé, en 1830, le principe de non-intervention ; il montre le danger de violer ce principe qui pourrait devenir encore au besoin la sauve-garde de la France, et il démontre surtout l’impossibilité de former un ministère d’hommes politiques et éminens après le ministère qui aurait causé tous ces embarras au pays. Mais c’est justement ce que demandent les ministres actuels, et les argumens spécieux ne manquent pas à M. Guizot, pour réfuter les assertions de M. Molé.

Pendant ce temps, on s’agite, on met en mouvement la presse ministérielle, on donne l’espoir d’un commandement aux généraux des deux chambres, et les interventionnistes s’efforcent de circonvenir le roi. On rapporte à ce sujet que le jeune ministre du commerce s’étant montré très belliqueux en sa présence, il lui fut dit d’un ton de bienveillance paternelle : « M. Duchâtel, vous êtes un bien bon garçon ; mais, si vous m’en croyez, vous nous laisserez ces matières-là. » Ce mot a du moins couru le château et tous les ministères.

Le jour de l’Ascension, M. Thiers a réuni au ministère de l’intérieur, dans un grand dîner, tous les ministres et les dissidens les plus prononcés, pour traiter de cette grande affaire. Ç’a été un véritable conseil de guerre.