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VOYAGE DANS LES RÉGIONS ARCTIQUES.

au lieu des haillons de la civilisation, et n’ayant que la peau sur les os, nous formions, avec l’équipage bien vêtu et bien nourri de l’Isabelle, un contraste qui nous fit sentir, pour la première fois peut-être, ce que nous étions et ce que nous devions paraître aux yeux d’autrui. La misère n’est qu’à moitié hideuse tant qu’on ne la compare pas à la richesse, et nous avions en quelque sorte oublié les ravages que la nôtre avait exercés sur nous, lorsque la comparaison dont je viens de parler nous la remit à l’instant devant les yeux.

« Toutefois le côté comique de la situation prit bientôt le dessus. Au milieu d’une telle foule et d’une telle confusion, toute pensée sérieuse était impossible ; chacun de nous d’ailleurs, dans l’exaltation de son esprit, ne demandait pas mieux que de se divertir de la scène que présentait le navire. Nous étions tous affamés et en guenilles, et il fallait nous donner à manger et nous vêtir ; il n’en était pas un qui n’eût besoin de se laver et de se délivrer de la longue barbe qui lui ôtait toute ressemblance avec un Anglais. On ne voyait que des individus se lavant, s’habillant, se rasant et mangeant, et faisant toutes ces opérations à la fois. D’interminables questions s’échangeaient en même temps de part et d’autre sur les aventures du Victory, notre délivrance, les évènemens politiques de l’Angleterre, mille nouvelles enfin, anciennes de quatre ans pour nous. Peu à peu tout rentra dans l’ordre. Les malades furent mis en lieu convenable ; on assigna à chaque matelot ses fonctions ; nous fûmes, en un mot, l’objet de tout ce que pouvait inventer de plus ingénieux une bienveillance affectueuse. La nuit nous rendit enfin à des réflexions plus graves ; et je suis persuadé qu’il n’y eut aucun de nous qui n’adressât alors des actions de graces à celui qui nous avait tirés de notre situation désespérée, et des bords du tombeau près de nous recevoir, pour nous rendre à la vie, à nos amis et à la civilisation.

« Accoutumés néanmoins, depuis un long espace de temps, à reposer sur la neige glacée ou sur le roc nu, bien peu d’entre nous purent goûter le sommeil dans les lits plus moelleux qui nous avaient été préparés. Pour mon compte, je fus obligé de quitter le mien, et de m’installer sur une chaise pendant toute la nuit. Il fallut quelque temps pour nous accoutumer à ce changement de situation brusque et violent, pour rompre des habitudes contractées pendant quatre ans, et nous réconcilier avec celles de notre ancienne vie. »

L’Isabelle, qui s’était aventurée dans le détroit de Lancastre et Barrow, en compagnie d’un autre bâtiment, rejoignit quelques jours après la grande flotte des baleiniers qui se trouvait réunie dans le détroit de Davis, sa station habituelle. Elle s’en sépara le 30 septembre, et après douze