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PORTRAITS DE ROME.

princes, correspondant des rois et des empereurs, le premier homme de lettres qui ait joué en Europe un rôle analogue à celui qu’y joua depuis Voltaire, Pétrarque, n’ayant d’autre souci qu’une belle passion, qu’il célébrait dans ses sonnets limés divinement, et qui exaltait son imagination, sans gêner ses plaisirs, Pétrarque avait l’insouciance et l’oisiveté nécessaires pour s’apitoyer sur la chute des arcs de triomphe ou la désolation des basiliques. Il n’en était pas ainsi du malheureux Torquato. Son humeur inquiète et irritable l’avait brouillé avec les princes ; il fuyait le duc de Ferrare, et le duc revendiquait son poète domestique, son fou échappé, pour lui emprunter une gloire qu’il lui payait en malheur. Le Tasse, afin de rester à Rome, où il était libre, afin de retarder le moment où il reprendrait ses chaînes, où il irait de nouveau se faire écrouer dans le palais de son geôlier, alléguait d’un ton soumis « qu’il était encore malade, ce que prouvait sa main tremblante. » Il s’efforçait de démontrer qu’il serait un bien inutile serviteur, étant absorbé par certaines études auxquelles il ne pouvait cependant renoncer qu’en renonçant à la vie ; du reste très pauvre, et infirme autant que pauvre. « Je suis à Rome, écrivait-il alors, avec un déplaisir incroyable… Je voudrais me retirer dans un désert, tant je suis las des cours, du monde et de moi-même : plaise à Dieu qu’il me rappelle bientôt à lui !… » Mais Dieu ne devait pas encore l’exaucer, et Rome lui réservait bien des douleurs avant la dernière agonie. Le cardinal Scipion de Gonzague l’avait admis à faire partie de sa maison ; mais bientôt il le chassa… non, il le fit chasser par ses domestiques[1]. Et le Tasse, qui nous apprend ces détails, se trouva pendant l’été à Rome, malade, sans asile, sans argent, et il faut bien l’écrire, puisque lui-même l’a écrit, sans chemise[2] ». Que voulez-vous que le pauvre grand homme, jeté à la porte comme un laquais, mourant de misère et de tristesse, trouvât à sentir et à chanter dans cette Rome où sa grande affaire était de se procurer un logis, des vêtemens et du pain ? Dans les momens où sa fortune, sans être jamais bien brillante, était un peu moins désespérée, c’étaient, et on le comprendra sans

  1. Oeuvres du Tasse, t. x, p. 530, éd. in-4o.
  2. Ne roba d’estate, ne Camiccie, t. ix, p. 526.