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inquiétude croissante, ce mal de la capitale, qui ôte sans doute un peu à la dignité de son exil, mais qui trahit du moins la sincérité passionnée de tous ses mouvemens. Un ordre de police la rejetait à quarante lieues de Paris. Instinctivement, opiniâtrement, comme le noble coursier au piquet qui tend en tout sens son attache, comme la mouche abusée qui se brise sans cesse à tous les points de la vitre en bourdonnant, elle arrivait à cette fatale limite, à Auxerre, à Châlons, à Blois, à Saumur. Sur cette circonférence qu’elle décrit et qu’elle essaie d’entamer, sa marche inégale avec ses amis devient une stratégie savante ; c’est comme une partie d’échecs qu’elle joue contre Bonaparte et Fouché, représentés par quelque préfet plus ou moins rigoriste. Quand elle peut s’établir à Rouen, la voilà, dans le premier instant, qui triomphe, car elle a gagné quelques lieues sur le rayon géométrique. Mais ces villes de province offraient peu de ressources à un esprit si actif, si jaloux de l’accent et des paroles de la pure Athènes. Le mépris des petitesses et du médiocre en tout genre la prenait à la gorge, la suffoquait ; elle vérifiait et commentait à satiété la jolie pièce de Picard. L’étonnante conversation de Benjamin Constant conjurait à grand’peine cette vapeur : « Le pauvre Schlegel, disait-elle, se meurt d’ennui ; B. Constant se tire mieux d’affaire avec les bêtes. » Voyageant plus tard, en 1808, en Allemagne, elle disait : « Tout ce que je vois ici est meilleur, plus instruit, plus éclairé peut-être que la France, mais un petit morceau de France ferait bien mieux mon affaire. » Deux ans auparavant, en France, en province, elle ne disait pas cela, ou elle le disait alors de Paris, qui seul existait pour elle. Enfin, grace à la tolérance de Fouché, qui avait pour principe de faire le moins de mal possible quand c’était inutile, il y eut moyen de s’établir à dix-huit lieues de Paris (quelle conquête !), à Acosta, terre de M. de Castellane : elle surveillait de là l’impression de Corinne. — «  Oh ! le ruisseau de la rue du Bac[1] ! s’écriait-elle quand on lui montrait le miroir du Léman. » À Acosta comme à Coppet, elle disait ainsi ; elle tendait plus que jamais les mains vers cette rive si prochaine. L’année 1806 lui sembla trop longue pour que son imagination tînt à un pareil supplice, et elle arriva à Paris un soir,

  1. Mme de Staël demeurait, avant son exil, rue de Grenelle-Saint-Germain, près de la rue du Bac.