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de ses enfans, se rapprochait de Mme Necker de Saussure, qui de plus, comme Mme de Cerlèbe, avait encore le culte de son père. On a cru reconnaître chez M. de Lebensei, dans ce gentilhomme protestant aux manières anglaises, dans cet homme le plus remarquable par l’esprit qu’il soit possible de rencontrer, un rapport frappant de physionomie avec Benjamin Constant. Mais il n’y aurait en ce cas qu’une partie du portrait qui serait vraie, la partie brillante ; et une moitié, pour le moins, des louanges accordées aux qualités solides de M. de Lebensei ne pouvait s’adresser à l’original présumé qu’à titre de regrets ou de conseils. Quant à Mme de Vernon, le caractère le mieux tracé du livre, d’après Chénier et tous les critiques, on s’avisa d’y découvrir un portrait, retourné et déguisé en femme, du plus fameux de nos politiques, de celui que Mme de Staël avait fait rayer le premier de la liste des émigrés, qu’elle avait poussé au pouvoir avant le 18 fructidor, et qui ne l’avait payée de cette chaleur active d’amitié que par un égoïsme ménagé et poli. Déjà lors de la composition de Delphine, avait eu lieu cet incident du dîner dont il est question dans les dix Années d’Exil : « Le jour, dit Mme de Staël, où le signal de l’opposition fut donné dans le Tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuse à cinq heures ; je reçus assez bien le premier, le second ; mais à mesure que ces billets se succédaient, je commençai à me troubler. » L’homme qu’elle avait si généreusement servi s’éloigna d’elle alors de ce ton parfaitement convenable avec lequel on s’excuse de ne pouvoir dîner. Admis dans les nouvelles grandeurs, il ne se commit en rien pour soutenir celle qu’on allait bientôt exiler. Que sais-je ? il la justifiait peut-être auprès du Héros, mais de cette même façon douteuse qui réussissait si bien à Mme de Vernon justifiant Delphine auprès de Léonce. Mme de Staël, comme Delphine, ne put vivre sans pardonner. Elle s’adressait de Vienne en 1808 à ce même personnage, comme à un ancien ami sur lequel on compte[1] ; elle lui rappelait sans amertume le passé : « Vous m’écriviez, il y a treize ans, d’Amérique : Si je reste encore un

  1. Voir Revue Rétrospective, no ix, juin 1834.