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la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette ame, jusque-là violente comme un Océan, soumise aussi comme lui, et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes. Nous verrons enfin, au bout de cette route triomphale, comme au bout des plus humblement pieuses, nous verrons une croix. Mais, au sortir des rêves du sentiment, des espérances et des déceptions romanesques, nous n’en sommes encore qu’aux années de la pleine action et du triomphe.

Si le livre de la Littérature avait produit un tel effet, le roman de Delphine, publié à la fin de 1802, n’en produisit pas un moindre. Qu’on juge de ce que devait être cette entraînante lecture dans une société exaltée par les vicissitudes politiques, par tous les conflits des destinées, quand le Génie du Christianisme venait de remettre en honneur les discussions religieuses, vers l’époque du Concordat et de la modification de la loi sur le divorce. Benjamin Constant a écrit que c’est peut-être dans les pages qu’elle a consacrées à son père, que Mme de Staël se montre le plus elle-même. Mais il en est ainsi toujours selon le livre qu’on lit d’elle ; c’est dans le volume le dernier ouvert qu’on croit à chaque fois la retrouver le plus. Cela pourtant me paraît vrai surtout de Delphine. « Corinne, dit Mme Necker de Saussure, est l’idéal de Mme de Staël ; Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. » Delphine, pour Mme de Staël, devenait une touchante personnification de ses années de pur sentiment et de tendresse au moment où elle s’en détachait, un dernier et déchirant adieu en arrière, au début du règne public, à l’entrée du rôle européen et de la gloire, quelque statue d’Ariane éperdue, au parvis d’un temple de Thésée.

Dans Delphine, l’auteur a voulu faire un roman tout naturel, d’analyse, d’observation morale et de passion. Pour moi, si délicieuses que m’en semblent presque toutes les pages, ce n’est pas encore un roman aussi naturel, aussi réel que je le voudrais, et que Mme de Staël me le présageait dans l’Essai sur les Fictions. Il a quelques-uns des défauts de la Nouvelle Héloïse, et cette forme par lettres y introduit trop de convenu et d’arrangement littéraire. Un des inconvéniens des romans par lettres, c’est de faire prendre tout de suite aux personnages un ton trop d’accord avec le caractère qu’on leur attribue. Dès la première lettre de Mathilde, il faut que