Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/288

Cette page a été validée par deux contributeurs.
282
REVUE DES DEUX MONDES.

L’Esprit des Religions, ouvrage commencé dès-lors par Benjamin Constant, et publié seulement trente ans plus tard. Mme de Staël en avait connu pour la première fois l’auteur en Suisse, vers septembre 94 ; elle avait lu quelques chapitres de ce livre qui, au début, dans la conception primitive, remarquons-le en passant, était beaucoup plus philosophique et plus d’accord avec les résultats d’analyse du xviiie siècle qu’il n’est devenu depuis. — L’Essai sur les Fictions nous offre déjà, dans sa rapidité spirituelle, une foule de ces mots vifs, courus et profonds, de ces touches délicieuses de sentiment, comme il n’en échappe qu’à Mme de Staël, et qui lui composent, à proprement parler, sa poésie à elle, sa mélodie rêveuse ; elle avait, en les prononçant, des larmes jusque dans les notes brillantes de la voix. Ce sont des riens dont l’accent surtout nous frappe, comme par exemple : Dans cette vie qu’il faut passer plutôt que sentir, etc… Il n’y a sur cette terre que des commencemens… et cette pensée si applicable à ses propres ouvrages : « Oui, il a raison le livre qui donne seulement un jour de distraction à la douleur, il sert aux meilleurs des hommes. »

Mais ce genre d’inspiration sentimentale, ce mystérieux reflet sorti des profondeurs du cœur, éclaire tout entier le livre de l’Influence des Passions, et y répand un charme indéfinissable qui, pour certaines natures douloureuses, et à un certain âge de la vie, n’est surpassé par l’impression d’aucune autre lecture, ni par la mélancolie d’Ossian, ni par celle d’Obermann. Les premières pages du livre sont très remarquables, en outre, sous le point de vue politique. L’auteur, en effet, qui n’a traité au long que de l’influence des passions sur le bonheur des individus, avait dessein d’approfondir en une seconde partie l’influence des mêmes mobiles sur le bonheur des sociétés, et les questions principales que présageait cette immense recherche sont essayées et soulevées dans une introduction éloquente. Aux prises tout d’abord avec le souvenir du passé monstrueux qui la poursuit, Mme de Staël s’écrie qu’elle n’y veut pas revenir en idée : « À cette affreuse image, tous les mouvemens de l’ame se renouvellent ; on frisonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir. » Les générations qui viennent pourront étudier à froid ces deux dernières années ; mais elle, elle ne veut pas y rentrer, même par le raison-