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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

reines, et de leur faire jouer la tragédie : ce furent là ses marionnettes comme Goëthe eut les siennes. L’instinct dramatique, le besoin d’émotion et d’expression, se trahissaient en tout chez elle. Dès onze ans, Mlle Necker composait des portraits, des éloges, suivant la mode d’alors. Elle écrivit à quinze ans des extraits de l’Esprit des Lois, avec des réflexions ; à cet âge, en 1781, lors de l’apparition du Compte-rendu, elle adressa à son père une lettre anonyme où son style la fit reconnaître. Mais ce qui prédominait surtout en elle, c’était cette sensibilité qui, vers la fin du xviiie siècle et principalement par l’influence de Jean-Jacques, devint régnante sur les jeunes cœurs, et qui offrait un si singulier contraste avec l’analyse excessive et les prétentions incrédules du reste de l’époque. Dans cette revanche un peu désordonnée des puissances instinctives de l’ame, la rêverie, la mélancolie, la pitié, l’enthousiasme pour le génie, pour la nature, pour la vertu et le malheur ; ces sentimens que la Nouvelle Héloïse avait propagés, s’emparèrent fortement de Mlle Necker, et imprimèrent à toute la première partie de sa vie et de ses écrits un ton ingénuement exagéré, qui ne laisse pas d’avoir son charme, même en faisant sourire. Cette disposition se montra tout d’abord dans son enthousiasme pour son père, enthousiasme que le temps et la mort ne firent qu’accroître, mais qui a sa source en ces premières années ; c’était au point de paraître, en certains momens, comme jalouse de sa mère. Racontant, dans la vie de M. Necker, le long séjour qu’il fit à Paris, jeune et non marié encore, Mme de Staël a pu dire : « Quelquefois, en causant avec moi dans sa retraite, il repassait ce temps de sa vie dont le souvenir m’attendrissait profondément, ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul ! ce temps où nos destinées auraient pu s’unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains. » Et plus loin, parlant de sa mère : « Il lui fallait l’être unique, elle l’a trouvé, elle a passé sa vie avec lui. Dieu lui a épargné le malheur de lui survivre !… elle a plus mérité que moi d’être heureuse. » Ce culte de Mme de Staël pour son père, c’est avec plus de solennité et certes non moins de profondeur l’inverse et le pendant du sentiment de Mme de Sévigné pour sa fille ; on aime à rencontrer de si ardentes et de si pures affections chez de si brillans esprits. Quant à Mme de Staël,