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VISITE À LATTAQUIÉ.

homme, qui glissait sans frayeur sur la pente rapide des destinées humaines, et qui, dans son calme imperturbable, aurait pu au besoin dire au sultan : Ôte-toi de mon soleil. Quant à Eudoxie, il était rare qu’on ne la vît pas doucement triste chaque fois qu’elle chantait : le spectacle du monde ne l’égayait point ; elle se disait dans son ame que les portes du bonheur étaient à jamais fermées pour elle, qu’elle était venue sur la terre pour y chanter l’hymne lugubre et non point l’hymne des félicités.

Un soir, c’était en été, Eudoxie et Dimitri ayant paru dans une nombreuse réunion au milieu de la cour d’une maison chrétienne, la jeune chanteuse, inspirée par la vue d’un ciel semé d’étoiles étincelantes, charma les assistans par les accens les plus suaves qu’elle eût jamais fait entendre. Les rayons de la lune tombaient à flots blancs et purs sur le visage et la tunique d’Eudoxie. Ainsi vêtue de lumière, les cheveux inondés de molles clartés, elle était belle à ravir tous les enfans de la terre. On pouvait se demander si ce n’était pas là quelque fille errante d’un monde inconnu, qui, un moment, était venue poser son pied chez les hommes ; si, descendue des cieux comme un rayon, comme un rayon elle n’y remonterait pas soudain. Elle représentait vraiment alors la muse arabe qui s’enivre du spectacle des belles nuits, qui aime la lune comme une sœur mélancolique perdue dans l’espace, qui écoute délicieusement le bruit monotone des fleuves au milieu de la nature endormie, la brise quand elle gémit avec les flots de la mer, avec les palmiers de la rive et les sapins de la montagne. Ce soir-là donc la voix et les regards d’Eudoxie troublèrent le cœur du jeune Guéorguious, chrétien de Lattaquié. Guéorguious, jeune homme au cœur pur et brûlant, avait déjà plus d’une fois arrêté ses yeux sur l’intéressante Eudoxie ; en la voyant passer, il se sentait involontairement ému d’une tendre compassion, car de jour en jour le front d’Eudoxie se couvrait d’une pâleur mortelle ; la tristesse habitait au fond de son œil noir, et tout son visage portait l’empreinte des secrètes douleurs que Dieu seul connaissait. Trois jours avant la soirée où Guéorguious l’aima d’un profond amour, il l’avait rencontrée dans un des bazars de la ville, et avait dit à un chrétien de ses amis : La pauvre chanteuse ne vivra pas long-temps ; voyez comme elle est pâle et triste !