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VISITE À LATTAQUIÉ.

songé qu’il me serait difficile d’être parfaitement heureuse avec un mari qui a cinquante ans de plus que moi, et qui n’a reçu de la main de Dieu aucun des biens de la terre. Dimitri m’a répété plus d’une fois que je suis belle ; êtes-vous sûre que si Dimitri ne m’eût point épousée, nul autre chrétien n’eût voulu passer sa vie avec moi ? J’ai quelquefois entendu dire qu’une jolie fille ne vieillit point dans la solitude et l’abandon. Pardon, bonne mère, je me sens du remords et du chagrin de ce peu de paroles que je viens de vous faire entendre ; je ne suis point comme Dimitri, qui croit que tout est écrit d’avance dans un livre éternel, et que cette écriture redoutable ne s’efface point : chaque matin je prie Dieu, et j’espère que, si quelque chose de mauvais pour nous est écrit dans le grand livre des destinées, le doigt divin l’effacera. — Ainsi parlait Eudoxie, et de grosses larmes brillaient suspendues à ses longs cils noirs ; sa mère cherchait à lui prouver, avec une douceur mêlée de quelque brusquerie, que rien ne manquait à sa félicité.

Je n’ai point dit encore quels étaient les moyens d’existence d’Eudoxie et de Dimitri, par quelle industrie ils gagnaient le pain de la journée. Eudoxie chantait ; sa voix, pure et mélodieuse, prenait différens tons, différentes expressions ; on eût pu la comparer tour à tour au chant brillant du bulbul quand il salue le lever du soleil au mois d’avril dans les bois du Liban, aux soupirs amoureux de la tourterelle sur les palmiers des collines de Lattaquié, aux notes harmonieuses que l’alouette jette dans l’air quand elle plane d’un vol inégal au-dessus des guérets. Eudoxie allait chantant de place en place, de maison en maison, et le vieux Dimitri accompagnait sa jeune femme en frappant sur un petit tambour arabe. L’apparition d’Eudoxie excitait presque partout un tendre intérêt ; on donnait à la jolie chanteuse des paras, des gâteaux, des olives, d’autres petites provisions. La plupart des chansons d’Eudoxie étaient des mouals ou chansons d’amour échappées à la lyre arabe de Syrie ; on m’en a cité deux que j’ai traduites :


Amour ! amour ! mon amie et moi, nous sommes esclaves de l’amour.
L’amour m’a blessé, et la plaie qu’il m’a faite est profonde.
J’ai appelé à mon secours un médecin :