Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.
227
VISITE À LATTAQUIÉ.

les pays d’Orient où les races humaines offrent une précoce maturité, l’enfance et le mariage vont souvent ensemble ; chez nous, on a peine à comprendre qu’une fille se marie à dix ou douze ans ; c’est cependant ce qui arrive fréquemment dans les régions asiatiques. Par suite de cette coutume, et surtout à cause des préjugés de Lattaquié dont je parlais tout-à-l’heure, Eudoxie avait épousé à dix ans un Arabe de soixante ans, nommé Dimitri, appartenant, comme elle, à l’église grecque. Dimitri aimait Eudoxie toute enfant qu’elle était ; il lui semblait que cette union rajeunirait son cœur, renouvellerait son existence, et que par là une vie nouvelle commencerait pour lui. Une telle différence d’âge n’effraya point les parens d’Eudoxie pauvres et sans espoir de fortune ; sa mère s’était dit : Ma fille ne possède rien dans ce monde ; elle trouvera difficilement un époux ; quelle honte pour elle si elle parvenait à sa vingtième année sans se marier ! Il faut bénir Dieu de nous avoir envoyé Dimitri pour être l’époux de notre fille.

Quand on n’a que dix ans, peut-on ne pas obéir aveuglément à une mère ? D’ailleurs que sait-on à cet âge ? On connaît et on aime les caresses de la famille, les fleurs qui brillent aux champs, les papillons aux ailes d’argent, d’or ou d’azur, qui jouent et s’envolent sous le soleil. Eudoxie savait quelque chose de plus pourtant ; elle savait qu’elle était jolie et la plus jolie des vierges de Lattaquié. Elle avait donc silencieusement obéi à sa mère, se fiant à sa tendresse et aux soins de la Providence pour n’être pas malheureuse dans l’avenir. Lorsque la destinée unit une très jeune fille à un très vieux mari, il n’est guère possible d’espérer de la sympathie et un mutuel amour ; une seule chose alors serait capable de séduire l’âme insouciante d’une jeune fille, la richesse ou l’aisance dans la vie ; un ménage où tout abonde, la perpétuelle satisfaction de tous les besoins, de tous les caprices, une couronne de sequins sur la tête, un collier d’or ou de perles, un châle de cachemire à la ceinture, tout cela peut adoucir bien des ennuis intérieurs ; mais si la misère s’assied au foyer, s’il faut chaque jour chercher son pain, on tombe de tristesse en tristesse, de douleur en douleur, et la vie n’est plus qu’un long deuil. C’est ce qui arriva pour Eudoxie : elle était pauvre, et Dimitri, son mari, était aussi pauvre qu’elle. Dimitri avait pour unique trésor un excellent caractère,