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la part de notre œil, pour reconnaître un espace immense, l’horizon, la mer, les montagnes, sur les cinq ou six pieds carrés d’une toile, je me demande s’il peut résulter d’une telle convention une impression positive, si le jugement que nous portons de la manière dont la nature a été imitée n’est pas nécessairement aussi arbitraire que le mode lui-même de l’imitation. Je n’ignore pas qu’en remontant à la source de l’art, la même observation s’applique à toute espèce de peinture. On sait qu’un portrait, présenté aux regards d’un homme qui n’en a jamais vu, ne produit sur lui aucune impression distincte. Le Turc, un peu plus avancé que le sauvage, comprend le contour ; mais l’ombre lui fait l’effet d’un trou, et la demi-teinte lui paraît une tache. Toutefois, si vous rassemblez dans nos pays civilisés un certain nombre d’hommes d’une éducation nulle ou vulgaire, si vous offrez à leurs regards une peinture dont le sujet soit accessible à leur intelligence ou de nature à émouvoir leur ame, vous verrez ces hommes s’accorder dans l’impression que produira sur eux cette peinture : mais essayez d’appliquer une expérience semblable au paysage ; choisissez dans les Poussin, les Claude, les Ruysdaël, l’ouvrage qui vous semblera le plus harmonieux, le plus séduisant et surtout le plus vrai ; puis amenez devant ce paysage les pâtres qui l’habitent, les voyageurs qui le côtoient cent fois par an, pas un ne reconnaîtra le site, pas un n’en recevra la moindre impression ! Que si, traversant les rangs de la société instruite, qui avoue naïvement sa complète indifférence, vous remontez jusqu’aux artistes, en trouverez-vous un sur dix dont les opinions, sur le paysage, vous semblent autre chose qu’un reflet de ses premières habitudes ? J’ai de fortes raisons d’en douter. En fait d’art, nous autres modernes, nous n’avons certainement inventé que deux choses, le paysage et l’harmonie ; quant à l’harmonie, les trois notes de l’accord parfait semblent une horrible dissonance aux sept huitièmes de l’espèce humaine ; quant au paysage, la plupart des hommes n’y voient pas des images plus distinctes que nous n’en apercevons tous dans les nuages ou dans les nœuds d’une racine de buis. Et pourtant nous osons dire aux paysagistes : Ceci est bien, ceci est mal ; voici la bonne et la mauvaise route !

Ce memento de l’incertitude fondamentale de nos jugemens en