Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
CORNILLE BART ET LE RENARD DE MER.

ni chair vive. Là-dessus le Renard, qui connaissait la chanson des gens de mer, fit apporter sur le pont un tonnelet d’eau-de-vie. Chacun but à la santé du roi, et les gens de l’artillerie se barbouillèrent la face avec force poudre détrempée de cette liqueur, ce qui leur donnait une physionomie terrible et les exaltait encore. Après quoi M. l’aumônier, qui était du séminaire de Bergues, et qui, contre notre espoir, nous avait rejoints au moment de partir, dit la messe, qu’on entendit pieusement. Moi, mon père, et quelques autres communièrent, et chacun se prépara au combat.

— Mais les ramberges… les Anglais… demanda Jean avec impatience.

— Les ramberges arrivaient toujours sur nous, leurs voiles déployées ; aussi le Renard dit au pilote de faire servir et de virer de bord sur le plus proche des ennemis : c’était une pinasse moins forte que notre brigantin. Nous lui donnons deux bordées dans la quille, et elle coule. Alors les deux grosses frégates qui la suivaient font sur l’Arondelle de mer un feu si formidable, que notre pauvre Arondelle en est dégréée, et que la moitié du monde y reste tué ou blessé. Mais aussi, mon fils, quelle gloire !… quelle défense !… Seuls contre trois vaisseaux, seuls, nous en avions détruit un, et les deux autres nous approchaient à peine, tant nous combattions avec rage et furie aux cris de vive le roi… Nous étions comme ivres, nous appelions les Anglais à grandes clameurs, et, brandissant nos hassegayes, nous leur disions : Abordez, abordez donc ! Maître Cornille dit ces derniers mots en se levant à demi, avec une exaltation qui colora son visage pâle, et fit trembler sa voix un peu altérée depuis la moitié du récit.

— Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu !… s’écria Catherine,… mon ami, vous vous tuez…

— Laissez-moi, ma femme, laissez-moi, reprit sévèrement maître Cornille, soumis tout entier à l’irrésistible influence de ce glorieux souvenir, et continuant son récit avec une émotion croissante.

— Les Anglais ainsi bravés nous abordent de chaque côté du brigantin, et c’est une sanglante et terrible mêlée… Hache en main, coutelas au poing, on se mesure homme à homme. — Mais les deux frégates pouvaient remplacer à chaque minute ceux que