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s’éloignant, tantôt se rapprochant, explorant tous les brins d’herbe de la prairie et s’emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu’elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière, et plantait son bouquet dans le sable humide pour l’empêcher de se faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant de l’eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles de nymphæa pour en conserver la fraîcheur, et après avoir rattaché son petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie. André n’osa pas la suivre ; il craignit d’avoir été aperçu et de l’avoir mise en fuite. Il espéra qu’elle reviendrait, mais elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Près-Girault pendant toute la belle saison. L’hiver vint, et, à chaque fleur que le froid moissonna, André perdit l’espérance de voir revenir sa belle chercheuse de bluets.

Mais cette matinée romanesque avait suffi à le rendre amoureux. Il en devint maigre à faire trembler ; et son père, qui jusque-là avait craint de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut assez inquiet de sa mélancolie pour l’engager à courir un peu les bals et les divertissemens de la province.

André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne se renfermait pas dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades solitaires ; néanmoins il chercha son inconnue dans les fêtes et dans les réunions d’alentour. Ce fut en vain ; toutes les femmes qu’il vit lui semblèrent si inférieures, que, sans le gant qu’il avait trouvé, il aurait pris toute cette aventure pour un rêve.

Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles à toutes les séductions de l’oubli. Il aurait pu trouver une femme plus belle que son idéale, mais elle l’avait fasciné ; c’était la première, et par conséquent la seule dans son imagination. Il s’obstina à croire que sa destinée était d’aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour qu’il en gardât l’empreinte dans son ame, et lui restât fidèle jusqu’au jour où elle lui serait rendue. C’est ainsi que nous nous faisons nous-mêmes les ministres de la fatalité.