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souciance d’un rustre. Tel était le marquis de Morand. Il sortait d’une riche et puissante lignée, et pourtant s’estimait heureux et fier de posséder encore un petit vieux castel et un domaine d’environ deux cent mille francs.

Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible de son petit héritage ; il y vivait comme un véritable laird écossais, partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de son exploitation ; car, selon l’usage des purs campagnards, il ne s’en remettait à personne des soucis de la propriété. Il était à lui-même son majordome, son fermier et son métayer : même on le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées menacées par une pluie d’orage, poser sa veste sur un râteau planté en terre, donner de l’aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son haut de chausse sur son ventre de Falstaff, et, s’armant d’une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essouflés et ruisselans de sueur, se montraient alors empressés, facétieux et pleins de bon vouloir ; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s’essuyant le front au retour, leur verserait le coup d’embauchage, et ferait, en vin de sa cave, plus de dépense que l’eau de pluie n’eût causé de dégât sur sa récolte.

Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa vigueur et de son activité. Il mettait de côté chaque année un tiers de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son domaine de quelque bonne terre labourable, ou de quelque beau carrefour de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable, sinon élégante, sa cuisine comfortable, sinon exquise, son vin généreux, ses bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien évidés au flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus beaux espaliers du pays ; dans ses prés paissaient les plus belles vaches ; enfin, quoique les limites du château et de la ferme ne fussent ni bien tracées ni bien gardées, quoique les poules et les abeilles fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des étables pénétrât fortement dans la salle à manger, il n’est pas moins certain que la vie