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vous-en bien, monseigneur, s’écria M. Pozzo di Borgo ; ne venez pas brouiller nos cartes ; nous avons encore une rude partie à jouer ; nous avons à tourner le roi. Dès que nous aurons pris Buonaparte, il faudra bien qu’on songe à quelque chose. Alors votre nom suffira. —

Son voyage eut d’ailleurs plein succès quant à son but principal. Dans un dîner chez lady Castlereagh, au dernier toast porté à l’envoyé russe : — Eh bien ! mon cher Pozzo, s’écria le premier ministre, il est décidé que je vous accompagne ; j’ai une lettre autographe du prince régent pour l’empereur Alexandre. Nous agirons tous de concert. Les deux diplomates s’embrassèrent ; deux jours après ils s’embarquaient pour le continent. Au bout de trois semaines ils avaient rejoint les souverains au quartier-général de Baden.

L’alliance était une et complète maintenant ; elle pouvait arrêter sûrement le plan de campagne de l’invasion. L’Angleterre n’avait jamais reconnu l’empereur ; jamais elle ne l’avait désigné, dans les actes de cabinet ou de parlement, que comme l’ennemi commun ou le chef du gouvernement français. M. Pozzo di Borgo avait dans lord Castlereagh un puissant auxiliaire de ses plans contre Napoléon. Le premier ministre anglais était muni de pleins pouvoirs ; il posa pour base de toute transaction diplomatique, que la France, nécessaire comme puissance dans la balance de l’Europe, devait être réduite néanmoins à son ancien territoire. De là résultaient presque forcément le renversement de l’empereur et la restauration des Bourbons. Cette déduction ne fut pourtant encore exprimée dans aucune des notes publiques ou secrètes des négociations.

Selon l’habile tactique conseillée dès long-temps par Bernadotte et Pozzo di Borgo, la coalition s’appliqua dès cet instant à séparer Napoléon de la France ; c’était à ce but que tendaient toutes les proclamations de Schwartzemberg et de tous les corps d’armée qui passèrent le Rhin. Il n’en coûtait rien de promettre l’intégralité du territoire et une constitution indépendante de l’empereur ; on l’isolait ainsi de plus en plus ; on appelait au secours de l’alliance tous les mécontentemens sans s’engager avec aucun.

M. Pozzo di Borgo demeura près de la personne d’Alexandre pendant toute la campagne de 1814, campagne triste et glorieuse, où la fortune militaire de Napoléon, au moment de s’éteindre, jeta encore de si vives lueurs. Les négociations de Chatillon s’ouvrirent, mais les propositions de l’empereur y furent rejetées. « Point d’armistice ! ne cessait de répéter M. Pozzo di Borgo ; il faut marcher sur Paris en masse, en ligne droite, sans s’arrêter ! » Et quand il parlait ainsi, déjà des ouvertures directes lui avaient été faites de la capitale par M. de Talleyrand et le parti des mécontens.