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sions aussi bien que de mon village ; j’y règne paisiblement dans un royaume qui est une fois aussi grand que le diocèse de l’évêque de Bethléem. » Ce n’est pas là le langage d’un homme que la passion dévore. Une nouvelle vient troubler son bonheur. Il apprend que des copies de son poème courent le monde. L’imprimer devient nécessaire. Il y a regret, je vous assure : c’est son poème de prédilection ; il y met l’histoire de ses amours ; c’est un compagnon qui le suit à la guerre, c’est un ami qui anime la solitude du manoir. Lorsqu’il l’emporte avec lui à Laroche-Racan, le souvenir de Mme de Thermes ne lui apparaît plus qu’à travers un léger nuage de douce poésie, et s’il écrit à Malherbe, ce n’est plus pour lui parler d’elle, mais pour l’inviter à venir entendre ses vers et goûter ses melons. « En l’état où est ma pastorale, ajoute-t-il, je ne serai repris que des belles bouches de la cour, de qui les injures même me sont des faveurs ; au lieu que, si je suivais votre conseil, je m’abandonnerais à la censure de tous les auteurs du pays latin, dont je ne puis pas seulement souffrir les louanges. » C’est le poète grand seigneur. Ce peu de lignes jugent le poème. Ce n’est en effet que la pastorale des ruelles : des bergers à houlettes d’or, et des moutons ayant au col des rubans roses.

Ce type italien de la pastorale, que Tasse et Guarini ont élevé par la grâce du style jusqu’à la poésie, dépouillé de ce prestige, n’est plus qu’une froide allégorie de la vie de cour. Vous souvenez-vous de ces paysages du siècle dernier, où de belles dames poudrées et habillées de satin se promènent, l’éventail en main, dans des bocages émondés ? Les bergères de Racan ne sont pas autre chose. Ajoutez à cela les petites façons des boudoirs, des aventures invraisemblables, des sentimens faux, des passions étudiées, un dialogue affecté, et vous aurez une idée de ce qu’était la poésie bucolique au commencement du xviie siècle.

Ce que Malherbe a dit des amours de Racan, nous le dirons, nous, de ses ouvrages. Les longs poèmes ne lui conviennent pas. Tallemant raconte que ce poète, commandant un jour un escadron de gentilshommes de l’arrière-ban, « ne put jamais les obliger à faire garde, ni autre chose semblable, et qu’enfin il fallut demander un régiment pour les enfermer. » Eh bien ! Racan n’avait pas moins de peine à discipliner ses pensées.