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l’écart, et lui demanda conseil sur la carrière qu’il devait suivre. Plusieurs chemins s’ouvraient devant lui. D’abord, se souvenant de la glorieuse vieillesse de son père, il songeait à prendre le parti des armes. Mais il n’y avait alors en France nulle gloire à recueillir ; il fallait aller chercher une guerre en Suède ou en Hongrie. Donc, pour la faire avec honneur, c’était peu pour un gentilhomme que d’avoir du courage, s’il n’avait aussi de l’argent, et Racan ne voulait pas vendre le vieux manoir où son père était mort, où lui-même il espérait mourir.

Resterait-il à Paris pour mettre ordre à ses affaires ? C’était bien le parti le plus sage. Mais imaginez un poète d’humeur rêveuse, occupé à liquider de vieux procès de famille ; et puis, avec la fortune de Mme de Bellegarde, il lui sera facile quelque jour de débrouiller tout cela.

Maintenant il y a là-bas, en Touraine, cette terre de Racan qu’il a quittée si jeune, et dont le souvenir lui revient encore bien souvent. Le vœu secret de son cœur serait d’aller y cacher sa vie, et je m’assure que, pour l’accomplir, il n’attendra pas la vieillesse. On sent, à lire sa belle élégie sur la retraite, si calme, si mélancolique, si attrayante, que ce n’est pas là une pensée éclose par hasard dans son ame, aux rayons de quelque beau soleil d’automne, dans les camps, loin des amis, ou bien encore à la cour, dans la salle des Gardes, après quelques pistoles perdues au jeu. Cette pensée, qu’il exhale en vers si doux, il l’a couvée toute sa vie, il se la chante à lui-même depuis des années… Ira-t-il ensevelir le reste de ses jours à Laroche-Racan ? Hélas ! non ; il se sent retenu par sa jeunesse, et puis encore par je ne sais quel murmure de gloire qui commence à s’élever autour de lui.

Eh bien donc, il se mariera. Cette paisible existence dont il a besoin, n’osant, à son âge, la demander aux champs, il la trouvera dans le mariage. Mais quoi ! le mariage est une mer orageuse : on le lui a dit, lorsqu’il était page, et lui-même il a fait des vers contre un mari jaloux. Maintenant il s’épouvante de ses propres vers : il a oublié tous les autres, ceux-là lui reviennent toujours.

Ainsi, à chaque tableau qu’il se faisait, son embarras allait croissant, et à chaque objection qu’il s’adressait, il ajoutait ce refrain : Et puis que dira-t-on à la cour ? que dira-t-on à la ville ?