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REVUE DES DEUX MONDES.

À présent que mon ame est veuve, il ne lui reste plus qu’à voir et à écouter Dieu dans les objets extérieurs, car Dieu n’est plus en moi, et si je puis me réjouir, c’est de ce qui se passe au dehors de moi. Je dirai donc ta bonté envers les autres hommes, ô Dieu qui m’as abandonné ; je ne vivrai plus ; je verrai et j’expliquerai ; du fond de ma douleur, j’élèverai une voix forte qui fera entendre ces mots à l’oreille des passans : — Éloignez-vous d’ici, car il y a un abîme, et moi, qui passais trop près, j’y suis tombé. — Je leur dirai encore : — Vous êtes égarés, parce que vous êtes sourds et aveugles ; c’est parce que je l’étais aussi, que je me suis égaré comme vous ; j’ai recouvré l’ouïe et la vue, mais alors je me suis aperçu que j’étais au fond du précipice, et que je ne pouvais plus retourner avec vous. J’étais vieux !

Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du désespoir. C’est un monde immense, c’est comme un monde des morts qui se meut et s’agite sous le monde des vivans. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les apparences de la vie. Mais nos ames sont là dessous, plongées dans cet Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui s’y passe, que l’enfant au berceau ne sait ce que c’est que la mort. Mais ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races d’hommes en remontent ou en descendent les degrés ; des pleurs et des rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus, les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom ; moins bas, les furieux qui hurlent et blasphèment contre Dieu qu’ils ont méconnu, et qui les a foudroyés ; ailleurs les cyniques, qui nient la vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi bas qu’eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de leur Tartare, et qui, s’asseyant sur les premières marches de l’escalier fatal, disent : Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je mourrai ici et ne descendrai pas ; ceux-là pleurent et se lamentent, car ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce qu’ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu’ils ont gardé le sentiment du beau éternel, et le besoin de le posséder.