Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/191

Cette page a été validée par deux contributeurs.
187
LETTRES D’UN ONCLE.

sincères, religieux en amitié ! Viens donc souvent ici : tu guériras.

Maintenant, si tu me demandes pourquoi, étant si heureux, je m’en vais toujours à l’entrée de l’hiver, je te le dirai, mais garde ceci pour toi seul. — Il m’est absolument impossible d’être heureux en quelque situation que ce soit désormais. L’amitié est la plus pure bénédiction de Dieu, mais il est un bien qui n’a pu rester avec moi, et je mourrai sans avoir réalisé le rêve de ma vie. Faire de son cœur dix ou douze portions, c’est bien facile, bien doux, bien gracieux. Il est charmant d’être le bon oncle d’une joyeuse couvée d’enfans ; il est touchant de vieillir au milieu d’une famille d’adoption, aux lieux où l’on a grandi ; mais il y a, entre le bonheur de tout ce qui m’entoure et le mien, beaucoup de ressemblance avec la fortune du pauvre, composée de l’aumône de tous les riches. Ils sont unis par l’amour ou par l’exclusive amitié de l’hyménée, ces hommes et ces femmes que le sourire n’abandonne jamais. Et moi, Paul, je suis comme toi, je ne suis l’autre moitié de personne. Il m’importe peu de vieillir ; il m’importerait beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n’ai pas rencontré l’être avec lequel j’aurais voulu vivre et mourir, ou si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le garder. Écoute une histoire, et pleure.

Il y avait un bon artiste, qu’on appelait Watelet, qui gravait à l’eau forte mieux qu’aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte, et lui apprit à graver à l’eau forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays, pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit ; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après, on découvrit, aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l’eau forte, et une vieille femme qu’il appelait sa meunière, et qui gravait à l’eau forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille, l’annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé ; deux beaux talens jumeaux ; Philémon et Baucis du vivant de Mmes Pompadour et Dubarry. Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours