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LETTRES D’UN ONCLE.

Je m’en tais surtout avec les plus jeunes ou les plus gais, avec ce brave garçon de la vallée Noire, que nous avons surnommé Hydrogène à cause de son amour déréglé pour les sciences, avec notre gros meunier de Planet, qui nous laisse si bien rire de lui, à condition qu’à son tour il rira de nous tous, et saisira vivement tous nos ridicules, en nous abandonnant les siens de bonne grâce ; je m’en tais encore avec notre chère Eugénie, cette grave mère de famille qui n’a pas dix-sept ans, et qui penche sa joue fraîche et ronde d’un petit air sérieux sur une poupée qu’elle habille avec presque autant de soin que son fils. Je ne vais pas déclamer ma tristesse à cette belle et bonne enfant ; à ces camarades gais viveurs, je ne vais pas leur dire : Voyez-vous, mes amis, votre respectable oncle (c’est ainsi qu’ils m’ont nommé toute cette semaine pour se divertir de moi) n’est pas seulement goutteux et cacochyme, comme vous le prétendez. Ce ne sont pas seulement ses vénérables jambes entortillées de flanelle qui refusent le service. C’est son ame, c’est sa raison, c’est sa sensibilité, c’est tout son être qui souffre et dépérit. Vous ne savez pas, enfans, quelles plaies incurables saignent au fond de ce vieux cœur, sous sa cuirasse d’insouciance et de gaîté. Vous riez de ses campagnes de Flandre, vous l’appelez oncle Tobie, et vous lui demandez des nouvelles du siége de Maestricht, et vous ne savez pas quelles sont les campagnes de votre oncle, ô mioches ! vous ne savez pas même le nom des pays qu’il a parcourus, avant de venir blanchir entre vos jeunes têtes, au coin de l’âtre domestique ! Avez-vous jamais ouï parler, dites-moi, des rives du Désespoir et des champs de la Désolation ? Mlle de Scudéry inventa une carte de Tendre ; je pourrais vous en dresser une du pays de Malheur, qui ne serait pas moins fade : c’est pourquoi je m’en tais et ne veux vous causer nul ennui, comme dit Lafontaine. Mais, voyez, mes chers enfans, combien vous êtes précieux et chers à votre oncle ! Rozane, ma belle nièce, esprit de la famille, orgueil de notre bercail, Cardenio, mon brave chanteur aux longs cheveux, vrai page d’Opéra ; et vous, vous, mes vieux ! (mais ceux-là savent bien pourquoi j’ai des rides au front) — n’importe, approchez tous, entourez le fauteuil gothique de l’oncle, et dansez autour, étourdissez-le, grisez-le, le pauvre diable, de vos folles chansons, et ne craignez pas de le bousculer