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magiques ressemblances ? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le bruit et la gaîté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi nous qui se mettent à pleurer sans savoir pourquoi ? Il est ivre-mort, disent les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sanglotter celui-là ? Ô gaîté de l’homme, que tu touches de près à la souffrance ! Et quel est donc ce pouvoir d’un son, d’un objet, d’une pensée vague sur nous tous ? Quand nous sommes vingt fous criant dans tous les tons faux, et chantant sur toutes les gammes incohérentes de l’ivresse, s’il en est un qui fasse un signe solennel en disant : Écoutez ! tous se taisent et écoutent. Alors, dans le silence de ces grands appartemens, une voix lointaine et plaintive s’élève. Elle vient du fond de la vallée, elle monte comme une spirale harmonieuse autour des sapins du jardin, puis elle gagne l’angle de la maison ; elle se glisse par une fenêtre, elle vole le long des corridors et vient se briser contre la porte de notre salle avec des sanglots lamentables. Alors toutes nos figures s’alongent, toutes nos lèvres pâlissent ; nous restons tous cloués à notre place, dans l’attitude où ce bruit nous a pris. Enfin, quelqu’un s’écrie : — Bah ! c’est le vent, je m’en moque. — En effet c’est le vent, rien que le vent et la nuit, et personne ne s’en moque, personne ne surmonte sans effort la tristesse qu’inspirent ces choses-là. Mais pourquoi est-ce triste ? Le renard et la perdrix tombent-ils dans la mélancolie quand le vent pleure dans les bruyères ? La biche s’attendrit-elle au lever de la lune ? Qu’est-ce donc que cet être qui s’institue le roi de la création et qui ne rêve que larmes et frayeurs ?

Mais pourquoi serions-nous tristes à moins d’être fous ?

Nos femmes sont charmantes, et nos amis, en est-il de meilleurs ? Est-il beaucoup de mortels qui aient eu dans leur vie le bonheur de réunir sous le même toit presque tous les jours, pendant un mois, douze ou quinze créatures nobles et vraies, et toutes unies entre elles d’une sainte amitié ? mes amis, mes chers amis ! savez-vous ce que vous êtes dans la vie d’un infortuné ? vous ne le savez pas assez, vous n’êtes pas assez fiers du bien que vous faites, c’est quelque chose que de sauver une ame du désespoir.

Il est vrai qu’il ne leur manque, pour l’aprécier, qu’une chose de quelque importance : c’est de le savoir ; je ne vais pas le leur dire.