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MUSIQUE DES DRAMES DE SHAKSPEARE.

si, comme Beethoven, vous avez en vous le sentiment du grandiose, mesurez dans sa hauteur cette figure épique du roi Lear. Quel sujet que la démence de ce vieillard chassé par ses enfans ! quelle musique on rêve pour ses lamentations ! Je voudrais entendre la scène des trois fous. Quel effet musical égalerait celui d’un trio entre ces misérables, tous jetés en dehors de l’humanité, et gémissant ensemble dans les bois pendant la nuit et la tempête ! Quelle harmonie étrange sortirait du choc de ces misères ! Comme cette affliction royale contrasterait avec l’ironie insolente du bouffon ! Chacun chanterait à sa manière ; la partie du vieux Lear serait toujours élevée et noble ; il dominerait les autres dans sa démence, comme il faisait au temps de sa raison. Et Cordélie, où trouver une plus adorable créature, une plus douce voix pour chanter de belles mélodies ?

Que les jeunes musiciens soient tous bien pénétrés de cette vérité : c’est aux sources de poésie qu’ils doivent aller puiser leurs inspirations, et je viens de leur en indiquer de limpides et d’intarissables. Désormais, pour tout homme ayant une parole, c’est un devoir d’avertir la musique égarée et de crier à la fille du ciel : Les sentiers où tu cours mènent au néant. En effet, jamais les compositeurs n’ont agi plus insolemment avec elle ; jamais on ne les a vus moins préoccupés du sentiment et de l’expression, moins soucieux de la fusion divine des deux arts, d’où résulte après tout l’harmonie. Il en est qui font leur musique aux heures de loisir ; le motif éclos bourdonne et voltige sous leur crâne sans savoir sur quelle idée il se posera. L’idée apparaît, aussitôt il descend dessus comme l’oiseau sur la branche. Pourquoi il a choisi l’une plutôt que l’autre, il ne le sait. Il volera demain ailleurs, s’il lui prend fantaisie. L’œuvre de Shakspeare est là pleine de sons et d’harmonie, et nul ne s’en approche. Au lieu d’entrer au temple, de baiser les marbres et d’ouïr avec recueillement les vibrations et les voix qui se croisent la nuit sous les arceaux, le jeune musicien va frapper à la porte des courtiers littéraires, et là demeure jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelques scènes misérables qu’il se hâte aussitôt de traduire en sa langue. Et voilà comme aujourd’hui s’élabore une œuvre musicale ! Quelle inspiration généreuse peut-il donc sortir de pareils sujets, qui roulent d’ordinaire sur une intrigue de bou-