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DE LA CRITIQUE FRANÇAISE.

du mensonge ; il se fait une logique à son usage. Bientôt il ne distingue plus que deux ordres de pensées, non pas les vraies et les fausses, mais bien celles qui brillent et celles qui sont ternes.

Et s’il faisait autrement, il méconnaîtrait les devoirs de sa profession, il perdrait en un jour tous les fruits de sa persévérance. Une idée juste, une idée fausse ! à quoi bon tout ce pédantisme ? il faudrait d’emblée renoncer au plus clair de son revenu. Une fois résolu à jeter dans un coin tout ce qui ne reluit pas, le critique homme d’esprit entreprend chaque matin avec une gaieté nouvelle la ruine de l’opinion qu’il a visée la veille. Il se remet à sa croisade avec une religion fervente. S’il arrive que l’attaque le fatigue et gonfle par hasard les veines de son front, il n’est pas embarrassé pour reprendre haleine. Il a dans la description un pied-à-terre dont il ne se fait pas faute. Décrire, c’est encore moins que railler, c’est un effacement plus complet encore de la personnalité humaine. Aussi l’homme d’esprit se complaît dans la description ; il s’y délasse comme un cavalier à l’ombre ; il détache une à une toutes les pièces de son armure ; il se couche mollement sur le gazon, et d’un œil indolent et fier il regarde la silhouette des arbres qui s’allonge sur la route ; il est heureux, il se repose, mais il donne à son loisir un semblant d’activité.

Dès qu’il rencontre un mot qui se rattache de loin ou de près à l’Italie, à l’Espagne, peu lui importe ; il saute en selle sans savoir où il va, il met la bride sur le cou de sa monture et ne s’arrête pas avant d’avoir épuisé tous les lieux communs descriptifs. Venise, Naples et Madrid, combien n’avez-vous pas défrayé de pages qui n’ont jamais eu rien à faire avec la pensée ! quels flots d’encre vous avez répandus ! L’homme d’esprit tire à vue sur vous comme sur les premières maisons de Londres ou d’Amsterdam ; il négocie votre nom comme une lettre de change. Des entrailles de ces syllabes bénies, il tire des périodes innombrables ; il fouille et creuse dans tous les sens cette mine opulente, comme un mineur à la tâche. De l’Alhambra au palais ducal, il dévide paresseusement l’écheveau de sa parole ; il regarde jouer au soleil sa phrase ondoyante et soyeuse, il la caresse et la peigne comme une chevelure dorée. — Et l’on dit partout qu’il est grand écrivain ; mais de la part des poètes le dédain est un devoir.