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Dans l’œuvre si variée de cet homme étonnant, on aurait peine à citer une création que la musique ne puisse s’approprier ; et qu’on ne s’y trompe pas, si Shakspeare est un si grand musicien, c’est qu’il a satisfait à toutes les conditions de la poésie dramatique. Comme nous l’avons dit d’abord, entre la poésie et la musique l’alliance est éternelle. Ces fleurs de céleste nature reposent toutes les deux sur la même tige ; la sève monte et descend de l’une à l’autre. Aussi rien ne démontre la grandeur ou le néant d’une œuvre comme la transfiguration que la musique lui fait subir. Que Mozart baise au front Juliette, qu’il laisse tomber sur sa blanche épaule un vêtement nouveau, rien n’est changé pour cela ; Juliette reste la douce vierge de Shakspeare, l’amante de Roméo, elle est toujours belle, pure et divine ; seulement, au lieu de parler, elle chante. Je ne sais, mais il me semble qu’on traduira quelque jour en musique Hamlet, ce caractère qui, par son allure mélancolique, son doute et sa constante réflexion, paraît appartenir exclusivement à la poésie. Ce qui frappe surtout dans Shakspeare, c’est cette profusion de couleurs, d’images et de sons qui flottent à la surface ; la musique n’a qu’à tendre les mains pour les saisir ; au fond est la philosophie et l’idée abstraite, car l’œuvre de cet homme est comme la terre : au-dessus sont les fleurs et les blés ; creusez-la, et vous trouverez les diamans, les métaux et la flamme. Il est écrit dans le Marchand de Venise : « L’homme qui n’a aucune musique en lui-même, et qui n’est pas touché de l’harmonie des tendres accords, est capable de trahisons, de stratagèmes et d’injustices ; les mouvemens de son ame sont lents et mornes comme la nuit, et ses affections sont noires comme le Tartare. Ne vous fiez pas à un pareil homme. » On pourrait dire, sans altérer beaucoup le texte du poète : Le musicien qui ne comprend pas Shakspeare, qui n’est pas touché des amours de Juliette ou des infortunes du roi Lear, est incapable d’enthousiasme et de sensibilité. N’attendez aucune œuvre de lui : son harmonie est une confusion de voix et d’instrumens, sa mélodie un bruit frivole, qui bourdonne un instant aux oreilles, puis s’évanouit et meurt sans jamais pénétrer dans l’ame. Défiez-vous d’un pareil musicien.

Parmi les drames de Shakspeare, il en est trois surtout où la musique viendra puiser éternellement ses plus saintes inspirations ;