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un brave homme à qui évidemment le cœur saignait de se voir complice d’une si cruelle absurdité. Il revint bientôt sur ses pas ; nous nous assemblâmes autour de lui avec anxiété, comme des captifs autour d’un juge qui peut, d’un mot, ouvrir ou fermer les portes de leur prison. Il questionna lentement et solennellement le capitaine ; je tremblais toujours que la pétulance méridionale de celui-ci ne lui fit faire quelque incartade : heureusement il se contint. L’honnête député se contenta de faire jurer à tout l’équipage que les ballots contenaient stupa et non pas stracci di seta. Chacun jura sans se faire prier ; tous les cœurs battaient d’attente et d’espoir. Enfin on vit le député tremper sa plume dans l’écritoire que tenait le capitaine. — Ils avaient communiqué. — Ce fut un moment superbe ; — chacun de s’élancer, de gravir le rocher. Il n’y avait au bord de la mer ni chemin ni sentier ; — mais on était libre, — on volait. Personne ne se détourna pour adresser un adieu au pauvre bâtiment qui, seul, restait sur l’écueil d’où on n’a pu l’enlever. Pour moi, j’avais obéis au conseil de mon illustre collègue ; je foulais le monte Argentaro… Je devais cet avantage à ma mésaventure ; je lui dus encore de voir la Maremme, que je traversai pour me rendre à Livourne. La Maremme seule manquait à un pélerinage entrepris cet été dans l’intention de visiter tous les points de la Toscane que Dante a célébrés[1] ; le naufrage du Henri iv devait se charger de compléter ma Toscane dantesque. Je lui en sais d’autant plus de gré que la Maremme est un pays fort curieux et assez difficile à visiter. La Maremme est un grand désert où l’on fait trente lieues sans rencontrer un village, qui doit être assez semblable à certaines solitudes non défrichées de l’Amérique, et où l’on n’entend d’autre bruit que la cloche des troupeaux, les hennissemens de chevaux à demi sauvages, le grognement du buffle, ou les coups de hache du bûcheron[2]. D’immenses travaux entrepris par le grand-

  1. C’est dans la Maremme que se termina le destin d’une jeune femme que Dante appelle la Pia, mystère d’amour et de douleur, de passion et de crime, qu’il n’a pas dévoilé, mais qui s’est révélé au gracieux génie d’une femme aussi distinguée par son caractère que par son talent. Voyez les nouvelles poésies de Mme Amable Tastu.
  2. On ne peut parler de la Maremme sans citer les lettres éloquentes de M. Didier à M. Sainte-Beuve, insérées dans la Revue Encyclopédique.