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fortes armées ; mais de là même naquirent les dissensions civiles. Ces généraux, alors inactifs, rendirent la paix plus fatale à la patrie que ne l’avait été la guerre ; tant de combats livrés de province à province ruinèrent le pays, et l’indépendance, achetée au prix de tant de sang et de gloire, a vu son éclat flétri par les mains de ceux qui s’étaient illustrés pour elle.

Quoique séparées, depuis sa chute, du parti de l’Union (autre joug trop pesant pour ces peuples jaloux et ombrageux), les provinces les plus maltraitées se concertèrent pour entreprendre contre les Indiens une formidable expédition. On parvint à former trois corps d’armée : le plus considérable partit de Buenos-Ayres sous les ordres du général Rosas, le gaucho le plus accompli de la république. Personne en effet ne dompte un potro, ne boule un cheval sauvage, ne lace un tigre mieux que lui. J’ai eu l’occasion d’admirer son adresse pendant le carnaval. Il se faisait un jeu de lancer son beau cheval chilien ventre à terre dans les rues les plus mal pavées, pour revenir brusquement sur ses pas, et caracoler en pirouettant sur des pierres glissantes, évitant ainsi les seaux d’eau et les œufs que, selon l’usage, les dames font pleuvoir ce jour-là sur les passans. Malheureusement, on ne peut oublier que Rosas fut gouverneur dans un temps de guerres civiles et de réactions ; il parvint même à se faire concéder des pouvoirs extraordinaires, et dut user de sa dictature.

Il s’avança donc vers le sud, dans des pays inexplorés, ou tout au moins inhabités, emmenant avec lui une belle division de soldats dévoués, et une tribu d’Indiens amis qui étaient venus, parés de leurs bizarres costumes, traiter à Buenos-Ayres avec le gouvernement. On envoyait de fréquens bulletins des opérations de la campagne. À ces détails stratégiques se joignaient des observations météorologiques et astronomiques, faites par un Allemand distingué ; mais cet étranger, assez mal vu des chefs, et dégoûté d’être considéré à peu près comme un être inutile, s’en revint seul à Buenos-Ayres, avec deux peones, au grand étonnement des gens de l’armée, qui n’eussent jamais cru qu’un Européen, qu’un savant rien moins que gaucho, pût ainsi retrouver sa route : on n’avait généralement rien compris au camp à l’utilité de ses travaux.

L’ennemi se retirait toujours, l’armée alla loin ; on découvrit