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été l’heure de la halte, tout était perdu ; mais on eut le temps de s’approcher de la rivière, et s’adossant à la rive escarpée, les charrettes se placèrent en rond, le timon en dedans, les bœufs et les chevaux enfermés dans l’intérieur de cette enceinte circulaire. Elles présentaient ainsi une forte barricade, défendue dans les intervalles par les carabines des gauchos, les fusils de chasse et les tromblons des voyageurs. Les Indiens ne s’étaient point attendus à cette réception ; ils firent le tour de cette forteresse crénelée, hérissée d’armes à feu ; et ne sachant par où l’entamer, ils se retirèrent précipitamment, furieux, désappointés comme des vautours qui, arrivant à tire-d’aile vers un tigre endormi qu’ils ont cru mort, se sauvent à grand bruit, tout effrayés de le voir se dresser sur ses quatre pattes. Quand ils furent hors de vue, les chariots reprirent leur route avec la même lenteur. Ainsi l’on voit la tortue, qui s’est ramassée sous son écaille à l’instant du danger, allonger peu à peu la tête, et continuer sa marche en traînant sa lourde carapace.

Les habitans de la poste voisine échappèrent en traversant la rivière à la nage ; de là, cachés dans les hautes herbes, ils virent la horde avide de pillage passer au galop : la maison fut brûlée, les troupeaux dispersés, la route balayée pendant vingt lieues environ. Les Indiens détruisirent une autre cabane, dont le maître fut massacré. Nous n’y trouvâmes que deux postillons et un enfant de huit ans, qui s’amusait à grimper sur un grand cheval, en posant un pied sur le genou de la bête, et l’autre dans l’étrier. Il se mit à galoper autour de la maison ruinée avec une étonnante adresse ; puis, me regardant avec un sourire moqueur, il me demanda si je voulais courir une carrera avec lui. — Je cours mieux que les Indiens, ajouta-t-il : je leur ai échappé, moi, et ils ont tué mon père. —

Pendant l’espace de cent cinquante lieues, il n’y a guère de poste où l’on ne raconte quelque lamentable histoire. Ainsi, dans nos villages de l’Ouest, ce sont, à la veillée, des légendes de sorciers et de revenans, dont le récit fait trembler les petits enfans ; les plus âgés tournent la tête vers la porte, et n’osent plus sortir ; le conteur lui-même s’effraie. Mais dans la Pampa ces terreurs sont plus fondées ; celui qui parle a une sœur, une mère, une fille emmenée en esclavage, dont on n’a plus entendu parler ; un père, un frère, un amant a rougi de son sang le sol de la cabane. Ici c’é-