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d’un homme de bien ; il ne succombera pas à la tentation. Ce qu’il a fait, il le défera. En insultant la gloire qu’il a bâtie, en démolissant pierre à pierre le palais où il avait inscrit son nom, il gagnera, soyez-en sûr, de nouveaux protecteurs, et plus puissans que le premier ; il prêtera l’oreille aux jalousies qui bourdonnent ; il s’enrôlera parmi les ennemis de son client, et pour grossir sa fortune, il n’hésitera pas à renverser du pied son idole d’hier.

Ceci est une face de la critique contemporaine, une face avilie, mais que j’ai vue. Long-temps j’ai douté ; j’ai traité de vision le récit de ces misères. Je comprenais la prostitution des courtisanes, et je refusais de croire à la prostitution de la parole ; mais l’évidence a dessillé mes yeux. Oui, la parole est aujourd’hui une denrée comme la jeunesse et la beauté des femmes qui n’ont pas de pain. Or ce que j’ai vu, les poètes aussi le voient chaque jour ; et vous ne voulez pas qu’ils méprisent leurs juges !


Une autre plaie de la critique, une plaie qui n’a rien de honteux, mais qui n’est pas sans gravité, c’est l’indifférence. Une fois façonné à la discussion par des études choisies, l’indifférent pose et résout au hasard toutes les questions qui se présentent ; il ne s’inquiète pas de la portée de ses paroles, pourvu qu’elles soient élégantes et douces. Paisible au milieu de son savoir, il compare le présent au passé sans rien décider. Il ne voit dans la gymnastique littéraire qu’une distraction pour son oisiveté ; il se promène parmi les grands noms de tous les temps ; il les coudoie et les envisage sans s’émouvoir ou s’attrister des gloires qui naissent et des gloires qui s’en vont. Il se donne le spectacle de l’invention, mais il ne s’aventure pas jusqu’à sympathiser avec l’inventeur : il craindrait de troubler la sérénité de ses pensées. Que toute la poésie se renouvelle et se métamorphose autour de lui ; que toute la liturgie aristotélique soit abolie d’un trait de plume ; que l’Espagne ou l’Angleterre servent d’autel à de nouvelles dévotions ; que des schismes sans nombre déchirent le sein de la religion établie, l’indifférent ne retranchera pas une heure à son sommeil, n’ajoutera pas une page à sa pensée.

Ce qui le préoccupe avant tout, c’est de ne rien déranger dans sa vie. Chaque fois qu’il prend la plume, il met son bien-être au-