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qu’il pouvait raisonnablement espérer dans l’exil. Protégé par une seigneurie fière de lui donner asile, rapproché de ses enfans, entouré d’amis, de disciples et d’admirateurs, ardemment occupé de l’achèvement de la Divine Comédie, notre poète avait enfin, à ce qu’il semble, trouvé de quoi oublier cette ingrate Florence qui l’avait proscrit quatre fois, et s’était montrée indulgente pour tant d’hommes sans gloire et sans mérite.

Il n’en était rien cependant. Il y avait dans l’âme de Dante, dans cette âme si fière et si énergique, un côté faible, qui s’émouvait et s’attendrissait, malgré lui, à l’idée de la terre natale. Il avait beau chercher, il ne trouvait rien hors de cette terre chérie qui pût la lui faire oublier ; et ne fût-ce que pour y mourir, il désirait vivement y retourner, et n’en avait pas perdu l’espérance. C’est un point sur lequel nous avons son propre témoignage et des aveux qui ont quelque chose de caractéristique et de touchant.

Le chant xxv du Paradis commence par trois tercets dont j’essaierai de rendre, non pas le ton ni la poésie, mais seulement la lettre et le sens ; cela me suffira. Les voici :

« S’il arrive jamais que le poème sacré dont le ciel et la terre ont fourni la matière, et sur lequel j’ai pâli des années,

« Triomphe de la cruauté qui me repousse du noble bercail où je reposai jadis, encore agneau, ennemi des loups qui lui font la guerre ;

« Je rentrerai enfin dans ce bercail, mais avec une autre toison et une autre voix : j’y rentrerai poète ; et sur les mêmes fonts où je reçus le baptême, je prendrai la couronne (de laurier). »

Il y a des biographes et des commentateurs de Dante qui ont cru sentir dans ces vers le ton de la menace, et l’assurance où était l’auteur, quand il les écrivait, de rentrer à Florence de vive force et en dépit du gouvernement. Il y a là une méprise gratuite. À l’époque où Dante écrivait les vers cités, il n’existait plus, pour lui, la moindre chance de rentrer à Florence d’autorité et malgré le parti gouvernant. Il n’y pouvait remettre le pied qu’avec la permission et par la faveur de ce parti, et il ne songeait pas à y retourner autrement. Ses intentions là-dessus sont précises, certaines, et méritaient de n’être pas dénaturées.

À l’époque dont il s’agit, Dante avait déjà publié l’Enfer, le Purgatoire et une portion considérable du Paradis. Isolés ou réunis, ces trois poèmes avaient commencé à circuler parmi les classes lettrées et les hautes classes de la société italienne ; et bien qu’il n’y eût probablement alors personne pour en sentir toutes les beautés, il n’y avait personne non plus qui n’y sentît des beautés d’un ordre et d’un genre tout nouveau. La renommée poétique de l’auteur s’était donc beaucoup accrue depuis quelques années et continuait à s’accroître tous les jours.

C’était un usage alors fréquent, en Italie, tant pour les républiques