Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/90

Cette page a été validée par deux contributeurs.
86
REVUE DES DEUX MONDES.

tier de la seigneurie de Vérone. Dès ce moment, lâchant le frein à son ambition, il avait déclaré et fait une guerre d’extermination à toutes les républiques de son voisinage, particulièrement à Padoue, la plus puissante et la plus démocratique de toutes, et les avait, l’une après l’autre, subjuguées. Il s’était, de la sorte, formé un état qui s’étendait de Trévise à Montefeltro, en Romagne, et avait été reconnu pour le chef du parti gibelin de la haute Italie, qui lui avait déféré le surnom de Grande.

La bravoure guerrière et la sagacité politique n’étaient pas à beaucoup près les seules qualités de Can Francesco : il réunissait au plus haut degré toutes celles des vertus chevaleresques qui pouvaient se concilier avec l’orgueil et l’ambition ; il était courtois, magnanime et libéral outre mesure. — Dante, qui, dans son Paradis, loue principalement le noble dédain de Can Grande pour les fatigues et pour l’argent, ne fut, en cela, que l’écho poétique de la renommée populaire du jeune chef. Le point sur lequel tous ceux qui ont parlé de lui sont d’accord à l’exalter, c’est l’empressement avec lequel il jetait ses trésors à quiconque en avait besoin.

En témoignage de ce mépris chevaleresque de Can Grande pour l’argent, un des anciens commentateurs de Dante, Benvenuto da Imola, rapporte un trait que je citerai, je ne sais si je dois dire malgré ou pour son extrême naïveté. Le trait dont il s’agit se rapporte à l’enfance de Can Francesco, et Benvenuto le cite comme une sorte de pronostic de la libéralité et de la magnificence futures du petit Cane. — « Son père Alberto l’avait introduit un jour, comme par faveur, dans son trésor, ne doutant pas que le petit garçon ne restât stupéfait et ravi à la vue de tant d’argent et de tant d’or. » — Or, que croit-on que fit le petit garçon, Can Francesco, à qui l’on peut supposer l’âge de huit ou neuf ans ? Je ne le dirai pas en français, cela m’embarrasserait un peu. J’aime mieux le dire dans les termes même du vieil auteur italien :

Il gazonnetto si alzò suso li panni, ed ebbe a pisciare sopra il dette tesoro

L’augure était expressif, et Can Grande ne le démentit pas. Sa cour fut la plus brillante de l’Italie ; il se piqua d’en faire un refuge agréable pour tous les exilés et pour tous les proscrits, pour ceux surtout qui avaient de la renommée en quelque genre que ce fût. Voici quelques traits d’un tableau de cette cour, tracé d’après des témoignages contemporains.

« Il y avait là des logemens appropriés aux hommes de chaque profession, des fonds destinés à pourvoir abondamment à leur entretien, des domestiques attachés au service de chacun. Sur la porte des divers appartemens avaient été peints des emblèmes relatifs à l’état de ceux qui de-