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la même chambre, Tintoret tire deux pistolets de sa ceinture, prend avec un des pistolets la mesure de l’Arétin, et lui dit : « Vous avez, de haut, deux de mes pistolets et demi[1]. » À quoi bon reproduire cette éternelle pâture des anecdotiers ? Les anecdotes elles-mêmes sont-elles bien certaines ? Pierre d’Arezzo appartenait à l’Europe, et faisait le sujet de toutes les conversations. On aura brodé artistement une existence déjà si singulière. Le génie de mort qu’on lui attribue, et les épitaphes qu’il composa, dit-on, pour son propre tombeau, sont également problématiques. Il se tua, selon la chronique, en se renversant en arrière sur une chaise à force de rire : on venait de lui apprendre qu’une de ses sœurs menait dans Arezzo une vie toute semblable à celle de son frère, et qu’elle venait de commettre infamas obscœnitates. Antoine Lorenzini, le seul auteur qui rapporte ce fait, n’en parle que comme d’une tradition populaire très vague et qu’il ne peut affirmer. Ce qui paraît certain, c’est qu’il mourut couvert de gloire et de honte, à soixante-cinq ans, vers la fin de l’année 1557 ; qu’on l’ensevelit dans l’église de Saint-Luc, et qu’en réparant l’église dont le pavé fut exhaussé de plusieurs pieds, on recouvrit sa sépulture, aujourd’hui cachée à tous les yeux.

Quand le bruit se fut répandu que l’Arétin avait cessé de vivre, personne ne voulut croire qu’il fut mort de mort naturelle. Ce fut long-temps une opinion générale qu’il avait été pendu à Venise. En 1585, vingt-huit ans après, Michel de Lhopital donnait ce fait pour certain. « Il y a peu de temps, dit-il dans des vers latins fort élégans, que l’Arétin s’était renfermé dans les murs de Venise ; de là, comme du sommet d’une tour inexpugnable, il criblait les rois de l’Europe de ses flèches aigües et les fouettait de sa langue redoutable. On l’apaisait par des présens : les cadeaux des rois lui arrivaient de toutes parts. Voilà ce que peut la cupidité d’un poète ; et cependant rien ne l’a protégé ; ni la tutelle de cette noble ville qui règne sur les mers ioniennes, ni le réseau lointain des lagunes qui l’environnait ; il a fallu payer au monde offensé

  1. Vite del Zilioli.