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habitant de Venise, a bien plus de délicatesse et d’art ; il procède d’après les mêmes principes ; il veut émouvoir les mêmes passions : voluptueux comme Rubens, chez lui la Volupté est ennoblie.

Dans les lettres de l’Arétin au Titien, on trouve un ton de respect et de sincérité singulière ; le Titien réalisait l’idéal pittoresque que son ami avait conçu. Admirable peintre en effet, qui a compris la nature sous son aspect le plus magique, le plus extérieur, le plus brillant. — Comme Rubens, il a peint de la chair et du sang : doué comme lui d’une tête poétique, du sentiment le plus vif de la couleur ; amoureux comme lui du plaisir et de la gloire. Tous deux furent magnifiques dans leurs goûts, gentilshommes accomplis et dévoués à cette volupté élégante à laquelle ils consacrèrent leurs pinceaux. Mais Rubens était né en Flandre ; Titien vivait à Venise. Ici, lourdeur de forme, fécondité d’imagination, je ne sais quoi de fort et de pesant, mêlé à la miraculeuse richesse de la couleur : là, une délicatesse de ton et de touche, un choix de physionomies et d’attitudes, une grandeur et une verve italiennes qui rappellent vivement le ciel de Venise et les jeux d’ombres et de lumière dont la Ville de la Mer est le théâtre.

Oui, pour le sensualiste Arétin, pour cet homme doué du tact pittoresque, mais enfermé dans le cercle des jouissances et des idées physiques, Titien devait être le symbole et le type du grand artiste. L’amitié vouée par l’écrivain au peintre n’est donc pas une amitié, c’est un culte. Il le ménage toujours, alors même que leur intimité subissait la loi de toutes liaisons humaines et se trouvait obscurcie de quelques nuages. Titien blâmait l’impudence de sa vie. Dans les lettres qui ont rapport à ces momens de refroidissement, l’Arétin quitte son ton d’insolence. Il craint d’offenser et de s’aliéner le seul homme au monde dont l’intimité l’honore. Il y a lutte entre son arrogance accoutumée et sa secrète vénération pour l’artiste.

« Vous me dites, compère, lui écrit-il, que mes servantes (les Arétines) se moquent de moi, qui les traite plutôt comme mes propres filles que comme des domestiques. Loin de m’en indigner, j’en ris. Je suis comme Philippe, père d’Alexandre-le-Grand, qui, au milieu de ses triomphes, demandait aux dieux quelques humiliations. Moi, que les princes craignent, peu m’importe que les ser-