Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
Dante.

sentimens. Voici le congé d’une canzone, peut-être composée chez quelqu’un des comtes Guidi, dans les parties de l’Apennin voisines des sources de l’Arno :

« Ô ma montagnarde chanson ! tu t’en vas : peut-être visiteras-tu Florence, ma ville natale, qui, dénuée d’amour et dépouillée de pitié, me tient éloignée d’elle. Si tu y entres, dis à tous : « Mon maître ne peut plus désormais vous faire la guerre ; il est retenu aux lieux d’où je viens par une chaîne si forte, que si votre cruauté s’adoucit pour lui, il n’aura pas la liberté de revenir parmi vous. »

Dante, comme on voit, ne dissimule pas sa lassitude de l’exil et son extrême désir de rentrer à Florence. Mais dans l’expression de cette lassitude et de ce désir, il ne perce jamais ni bassesse ni faiblesse ; on sent toujours dans le langage du fier exilé l’assurance d’un homme qui soupire après la justice, mais d’un homme prêt à rejeter tout ce qui lui serait offert à titre de grâce et par pure pitié. Il ne peut même toujours contenir les saillies de la conviction superbe où il est de son innocence, de l’erreur et des torts de ses concitoyens :

« Ô misérable patrie ! s’écrie-t-il dans un endroit du Convito qui traite de la justice dans le gouvernement des états, ô ma misérable patrie ! quelle pitié me prend de toi, toutes les fois que j’écris quelque chose qui a rapport au gouvernement civil ! »

Mais rien ne saurait mieux marquer l’indomptable fierté de caractère que Dante conservait jusque dans les circonstances où il lui importait le plus d’exciter la sympathie d’autrui, que le congé d’une canzone indubitablement écrite dans un moment pareil, et qui commence par ce vers :


Io sento si d’amor la gran possanza.
Je sens si fort le grand pouvoir d’amour.


Dante adresse cette pièce à trois Florentins, qui étaient les trois meilleurs amis qu’il eût conservés à Florence, et sans doute les trois qui s’intéressaient le plus à son rappel. On ne peut douter que Dante, parlant de ces trois hommes, auxquels il veut du bien, qui lui en veulent aussi et peuvent lui en faire, qu’il déclare reconnaître pour les meilleurs d’entre ses compatriotes, n’ait eu l’intention d’en parler aussi amicalement, aussi honorablement qu’il le pouvait. Cela convenu, voici comment il en parle :

« Chanson, avant d’aller autre part, va-t-en d’abord à ces trois qui sont les moins pervers de notre cité. Salue les deux premiers, et tâche, avant