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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

reçu par sa femme. Il parut ensuite, mais enfermé dans des cercles mathématiques. Pourtant, quand il a eu entendu plus nettement mon nom, la recommandation de Kant l’a rendu fort amical. C’est une figure prussienne anguleuse, mais la loyauté et la bonté respirent dans ses traits. J’ai fait ensuite chez lui la connaissance de M. Bræunlich, du comte Daenhof, de M. Büttner, neveu du prédicateur, et d’un jeune savant de Nürnberg, M. Ehrhard, bon et excellent garçon, mais privé d’usage et de connaissance du monde.

« Le 1er septembre, j’ai pris une ferme résolution que j’ai voulu communiquer à Kant. Une place de précepteur, quelque regret qu’il m’en coûtât de l’accepter, ne se présente même pas : l’incertitude de ma situation m’empêche, d’un autre côté, de travailler avec l’esprit libre et de profiter des relations instructives de mes amis. Il faut donc retourner dans ma patrie. Je pourrai peut-être me procurer, par la médiation de Kant, le petit emprunt dont j’ai besoin pour cela. Mais en allant chez lui, pour lui découvrir ma résolution, le courage m’a manqué. J’ai pris le parti d’écrire. Le soir, j’ai été invité chez le prédicateur aulique : j’y ai passé une soirée fort agréable. Le 2, j’ai achevé la lettre à Kant et la lui ai envoyée. »

Toute remarquable que soit cette lettre, je ne puis me résoudre à la donner ici en français. Je crois sentir le rouge me monter au visage : il me semblerait révéler devant des étrangers les souffrances les plus pudiques de la famille. En dépit de mes efforts pour arriver à l’urbanité française, malgré mon cosmopolitisme philosophique, la vieille Allemagne est toujours là dans mon sein avec tous ses sentimens de Philistin… Enfin, je ne puis la donner, cette lettre, et me borne à rapporter qu’Emmanuel Kant était si pauvre, que, malgré le ton touchant, déchirant, de cet écrit, il ne put prêter d’argent à Johann Gottlieb Fichte. Mais ce dernier n’en prit pas la moindre humeur, ainsi que nous le pouvons voir par les paroles de son journal, que nous allons continuer de citer.

« Le 3 septembre, j’ai été invité à diner chez Kant. Il me reçut avec sa cordialité habituelle ; mais il me dit qu’il n’avait pu prendre de résolution au sujet de ma demande, qu’il était hors d’état d’y satisfaire d’ici à quinze jours. Quelle aimable franchise ! Au sur-