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fâmes à la démolition du vieux dogmatisme autant que vous à l’assaut de la Bastille. Il n’y eut plus guère non plus que quelques invalides qui défendirent le dogmatisme, la philosophie de Wolf. C’était une révolution, et les horreurs n’y manquèrent pas. Dans le parti du passé, ce furent les bons chrétiens qui s’émurent le moins de ces horreurs. Ils allèrent même jusqu’à en souhaiter encore davantage, afin que la mesure pût se remplir, et la contre-révolution s’accomplir plus promptement comme réaction nécessaire. Il y eut chez nous des pessimistes en philosophie comme chez vous en politique. Il y eut même des pessimistes qui poussèrent l’aveuglement au point de se figurer que Kant s’entendait secrètement avec eux, et qu’il n’avait renversé toutes les preuves philosophiques de l’existence de Dieu que pour faire comprendre au monde qu’on ne peut jamais arriver par la raison à la connaissance de Dieu, et qu’on doit alors s’en tenir à la religion révélée.

Kant donna cette grande impulsion aux esprits, moins encore par le fond de ses écrits que par l’esprit critique qui y régnait, et qui s’introduisit dès-lors dans toutes les sciences. Toutes les disciplines en furent saisies ; même la poésie ne fut pas à l’abri de cette influence. Schiller, par exemple, fut un puissant kantiste, et ses vues artistiques sont imprégnées de l’esprit de la philosophie kantiste. Les belles-lettres et les beaux-arts se ressentirent de la sécheresse abstraite de cette philosophie. Par bonheur, elle ne se mêla pas de la cuisine.

Le peuple allemand ne se laisse point facilement émouvoir ; mais quand on l’a une fois poussé dans une route, il la suivra jusqu’au bout avec la constance la plus opiniâtre : ainsi nous nous montrâmes dans les affaires de religion, ainsi nous fûmes en philosophie. Avancerons-nous d’une manière aussi persévérante en politique ?

L’Allemagne fut entraînée par Kant dans la voie philosophique, et la philosophie devint une cause nationale. Une belle troupe de grands penseurs surgit tout d’un coup du sol allemand comme évoquée par une formule magique. Si la philosophie allemande trouve un jour, comme la révolution française, son Thiers et son Mignet, cette histoire offrira une lecture aussi remarquable : l’Allemand la lira avec orgueil, et le Français avec admiration.