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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

grosses larmes coulent de son visage. Alors Emmanuel Kant s’attendrit, et montre qu’il est, non-seulement un grand philosophe, mais encore un brave homme ; il réfléchit, et dit d’un air moitié débonnaire, moitié malin :

« Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme… Or, l’homme doit être heureux en ce monde ;… c’est ce que dit la raison pratique… Je le veux bien, moi… que la raison pratique garantisse donc l’existence de Dieu. » En conséquence de ce raisonnement, Kant distingue entre la raison théorique et la raison pratique, et à l’aide de celle-ci, comme avec une baguette magique, il ressuscite le Dieu que la raison théorique avait tué.

Peut-être bien Kant a-t-il entrepris cette résurrection, non pas seulement par amitié pour le vieux Lampe, mais par crainte de la police. Aurait-il agi par conviction ? A-t-il, en ruinant toutes les preuves de l’existence de Dieu, voulu nous montrer combien il est triste pour nous de ne rien savoir sur Dieu ? Il fit à peu près en cela comme mon ami westphalien, qui brisa toutes les lanternes de la rue de Grohnd, à Goettingue, et, dans l’obscurité, nous fit un long discours sur la nécessité pratique des lanternes qu’il avait lapidées d’une manière théorique, pour nous montrer que sans leur lumière bienfaisante nous n’y pouvions rien voir.

J’ai déjà dit qu’au moment où elle parut, la Critique de la raison pure ne fit aucune sensation : ce ne fut que plusieurs années après, quand quelques philosophes eurent écrit des explications de ce livre, qu’il excita l’attention publique. En l’an 1789, il ne fut plus question d’autre chose en Allemagne que de la philosophie de Kant, et elle eut alors, pour le fond et pour la forme, ses commentaires, chrestomaties, interprétations, appréciations, apologies, etc., etc. Il suffit de jeter un regard sur le premier catalogue philosophique venu : la foule innombrable des écrits dont Kant fut alors l’objet témoigne suffisamment du mouvement intellectuel auquel ce seul homme avait donné naissance. Ce fut chez les uns un enthousiasme écumant, chez les autres un chagrin amer, chez beaucoup une anxiété béante sur l’issue de cette révolution intellectuelle. Nous eûmes des émeutes dans le monde de la pensée aussi bien que vous autres dans le monde matériel, et nous nous échauf-