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nant. Il lui donna donc une forme raide, abstraite, qui repoussait froidement toute familiarité avec les esprits d’une trempe subalterne. Il voulut s’éloigner fièrement des philosophes populaires d’alors, qui aspiraient à la clarté la plus bourgeoise, et fit parler à sa philosophie une sorte de pesant langage de chancellerie ; c’est là que le Philistin se montre tout entier. Peut-être aussi Kant avait-il besoin, pour la filiation rigoureuse de ses idées, d’une langue qui les revêtît d’une netteté aussi sèche, et il n’était pas en état d’en créer une meilleure. Le génie seul a une parole neuve pour une idée neuve. Mais Emmanuel Kant n’était pas un génie. Dans la conscience de cette lacune de son organisation, Kant, tout comme le bon Maximilien, ne fut que plus défiant envers le génie, et il alla même jusqu’à soutenir, dans sa Critique du jugement, que le génie n’avait rien à faire dans la science, et il reléguait son action dans le domaine de l’art.

Kant a fait beaucoup de mal par ce style lourd et empesé de son principal ouvrage ; car les imitateurs sans esprit le singèrent dans la forme extérieure, et alors naquit chez nous cette absurdité, qu’on ne pouvait être philosophe et bien écrire. Pourtant la forme mathématique ne put, depuis Kant, reparaître davantage dans la philosophie ; il a impitoyablement tué cette forme dans la Critique de la raison pure. La forme mathématique, disait-il, n’est bonne en philosophie qu’à bâtir des châteaux de cartes, de même que la forme philosophique, dans les mathématiques, ne produit que bavardage ; car il ne peut y avoir des définitions en philosophie, comme dans les mathématiques, où les définitions ne sont pas discursives, mais intuitives, c’est-à-dire peuvent être démontrées à l’inspection, tandis que ce qu’on nomme définitions en philosophie n’est présenté que d’une manière hypothétique, par forme d’expérimentation, et que la véritable définition n’apparaît qu’à la fin comme résultat.

Comment se fait-il que les philosophes montrent tant de prédilection pour la forme mathématique ? Cette prédilection commence dès le temps de Pythagore, qui désigna par des nombres les principes des choses. C’était une pensée d’homme de génie : tout le sensible et le fini est retranché dans un nombre, et pourtant il indique quelque chose de déterminé, et le rapport de cette chose