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anglais ne pouvait la lui donner, et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tourmentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une ame. Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit par devenir tellement insupportable au pauvre artiste, qu’il prit la fuite pour se dérober à son chef-d’œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la poste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses, l’attrape quelquefois, et alors grince et grogne à ses oreilles : Give me a soul ! — Nous rencontrons maintenant dans tous les pays ces deux personnages ; et celui-là seul qui connaît leur position respective comprend leur singulier empressement, leur trouble et leur chagrin. Mais quand on connaît cette position particulière, on y retrouve bientôt quelque chose de général ; on voit comment une partie du peuple anglais est lasse de son existence mécanique, et demande une ame, tandis que l’autre partie est mise à la torture par cette demande, et qu’aucune d’elles ne peut trouver la paix au logis.

C’est là une affreuse histoire. C’est une chose terrible quand les corps que nous avons créés nous demandent une ame ; mais une chose plus affreuse, plus terrible, plus saisissante, est d’avoir créé une ame, et de l’entendre vous demander un corps et vous poursuivre avec ce désir. La pensée que nous avons fait naître dans notre esprit est une de ces ames, et elle ne nous laisse pas de repos que nous ne lui ayons donné son corps, que nous ne l’ayons réalisée en fait sensible. La pensée veut devenir action, le verbe devenir chair, et, chose merveilleuse ! l’homme, comme le Dieu de la Bible, n’a besoin que d’exprimer sa pensée, et le monde s’ajuste en conséquence : la lumière ou l’obscurité se fait, les eaux se séparent de la terre, ou bien encore des animaux féroces apparaissent. Le monde est la transfiguration de la parole.

Le vieux Fontenelle disait pour cette raison : « Si j’avais dans ma main toutes les vérités du monde, je me garderais bien de l’ouvrir. » Moi, je pense tout le contraire. Si j’avais toutes les vérités du monde dans la main, je vous prierais peut-être de me couper à l’instant cette main, mais dans tous les cas, je ne la garderais pas long-temps fermée. Je ne suis point né geôlier de pensées ; par Dieu ! je leur donnerais la liberté. Qu’elles se transforment en