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HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

âpreté du troisième, serait une folie. Mais il y a dans l’antiquité un côté naïf et pittoresque, une franchise hardie qui se révèle plus volontiers dans les historiens que dans les poètes ; ce côté-là est encore vierge, et la poésie moderne peut s’en emparer glorieusement. — L’art souverain, l’art suprême de la Grèce, la statuaire, avait envahi toutes les autres formes de la fantaisie. L’architecture n’existait pas par elle-même, c’était un prétexte à la statuaire ; et, comme Phidias a touché les plus hautes cimes de l’idéalité, il est naturel que les grands poètes, en vue de Phidias, aient négligé volontairement le détail de la vie réelle, comme trivial et mesquin. — Il ne s’agit pas de glaner, la moisson n’est pas faite.

Faut-il prescrire Shakspeare et Calderon plutôt que Sophocle et Racine ? je ne le crois pas. Il y a toujours dans l’imitation un danger inévitable, c’est la confusion des qualités secondaires et des qualités intimes du modèle. Ainsi Racine donne Campistron, Shakspeare donne Knowles. Quand l’école poétique de la restauration lit une levée de boucliers contre la tragédie impériale, et confia sa gloire et son salut à la poésie anglaise du xvie siècle, elle n’aperçut pas, à ce qu’il semble, l’écueil où elle est allée se briser. Elle crut qu’en jetant sur la scène toute une génération, en réunissant dans un spectacle de trois heures les évènemens et les hommes d’un demi-siècle, elle gagnerait sa cause, et n’aurait plus rien à envier à la cour d’Élisabeth. C’est une méprise étrange, mais qu’on ne peut nier : on a pris le cadre pour le tableau, le vêtement pour l’homme, l’écorce pour l’aubier.

Si Shakspeare est grand, s’il abrite sous son ombre un siècle tout entier, si Juliette est la digne sœur de Béatrice et de Nausicaa, ce n’est pas parce que le poète s’est joué de l’espace et du temps. Si les toiles qu’il a signées de son nom sont belles entre Titien et Rubens, ce n’est pas parce qu’il a prodigué les couleurs. Il est trop haut placé sur son piédestal pour que les railleries glapissantes des universités et des académies puissent atteindre son oreille et amener la colère sur ses lèvres ; mais son mépris pour le temps et l’espace, la prodigue multiplicité de ses couleurs, ne sont pas ses vrais titres.

Le côté immortel et divin d’Othello, d’Hamlet, du Roi Lear et de ses admirables Chroniques, c’est l’analyse humaine, c’est la