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Alors elle écrivit une lettre et la remit au page, le priant de la porter, sans s’arrêter, à sa mère de Keroulas.

Lorsque la lettre arriva, la mère s’écria : Faites seller mon cheval à l’instant, car je pars aujourd’hui pour Châteaugal.

La dame de Keroulas disait en arrivant à Châteaugal : Qu’y a-t-il donc dans cette maison que les portes sont tendues si tristement ?

— L’héritière qui était venue ici, cette nuit, est décédée !

— Si l’héritière est morte, malheur ! car c’est moi qui suis sa mère, et je suis cause de sa mort !

Elle m’avait dit souvent : Ne me donnez pas au marquis de Mesle, donnez-moi plutôt à Kerthomas qui est plus doux à mes yeux.

Kerthomas et la pauvre mère, accablés par ce malheur, se sont tous deux rendus dans un cloître, et ils ont consacré à Dieu le reste de leurs jours.


Le Cloarec de Laoudour est un chant plus moderne que l’Héritière de Keroulas. Il en diffère essentiellement quant à l’esprit et quant à la tournure. Ce guerz appartient évidemment à l’époque des premières velléités libérales, alors que le paysan commença à mesurer audacieusement la taille du noble et se trouva plus grand de toute la tête. Rien ne manque à la ballade pour exprimer cette première hardiesse du vassal qui perd le respect, ni la dédaigneuse et fière nonchalance, ni le sarcasme aigu, ni le défi bref et péremptoire. Ce n’est rien moins qu’un prologue de Marseillaise, fait quelques cinquante ans à l’avance. Il y a bien encore dans tout cela je ne sais quelle soumission équivoque à de vieilles habitudes, une sorte de religion royaliste qui grimace : l’insurrection reste entre chair et peau et n’a point pleine conscience d’elle-même ; mais elle se modèle sous l’obéissance apparente, elle la perce à jour. Le paysan veut bien encore tirer son chapeau devant le roi et lui demander grâce d’avoir tué des hommes nobles ; mais il obtient bien vite cette grâce, et on lui permet de porter son penbas comme le gentilhomme porte son épée. — C’est l’élévation du manant en attendant l’abaissement du seigneur. — Du reste, il ne faut pas perdre de vue que cet esprit d’affranchissement se révéla fort prématuré-