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tabac, et n’avait foi qu’au canon. Quelques-uns de vous ont sans doute visité Sans-Souci, et le vieil invalide qui y garde le château vous a montré, dans la bibliothèque, les romans français que Frédéric, prince royal, lisait à l’église, et qu’il avait fait relier en maroquin noir, afin que son rigide père pût croire qu’il lisait dans notre bon livre de cantiques luthériens. Vous connaissez ce sage roi, que vous avez nommé le Salomon du Nord. La France fut l’Ophir de ce Salomon septentrional, et il en tirait ses poètes et ses philosophes, pour lesquels il avait une grande prédilection, comme le Salomon du Sud, qui fit venir d’Ophir, par les soins de son ami Hiram, des cargaisons entières d’or, d’argent, d’ivoire, de poètes et de philosophes, comme vous le pouvez lire dans le Livre des Rois, chap. x : Classis regis per mare cum classe Hiram semel per tres annos ibat, deferens inde aurum et argentum, et dentes elephantorum, et simias et pavos. Cette préférence pour les talens étrangers empêcha certainement Frédéric-le-Grand d’obtenir beaucoup d’influence sur l’esprit allemand : il offensa et blessa bien plutôt la fierté nationale. Le mépris qu’il montra pour notre littérature doit nous affliger encore, nous, descendans de ces écrivains. À l’exception du vieux Gellert, aucun d’eux ne fut encouragé par sa très gracieuse bienveillance. L’entretien qu’il eut avec lui est curieux.

Si Frédéric-le-Grand nous bafoua sans nous protéger, le libraire Nicolaï nous protégea d’autant plus, sans que pour cela nous ayons scrupule de le bafouer. Cet homme fut pendant sa vie entière incessamment et activement dévoué au bien de la patrie. Il n’épargna ni peine ni argent, quand il espéra hâter quelque heureux progrès, et cependant jamais homme n’a encore été raillé en Allemagne d’une manière si cruelle, si inexorable, si anéantissante. Quoique nous sachions très bien, nous autres derniers nés, que le vieux Nicolaï, l’ami des lumières, ne se trompait pas au fond ; quoique nous sachions que ceux qui le persiflèrent à mort étaient pour la plupart nos propres ennemis, les obscurans, nous ne pouvons cependant penser à lui avec un visage sérieux. Le vieux Nicolaï chercha à faire en Allemagne ce qu’ont fait en France les philosophes français : il voulut ruiner le passé dans l’esprit du peuple ; excellent travail préparatoire, sans lequel aucune révolution radicale ne pourra se faire. Peine perdue : il n’avait pas assez de force