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STATISTIQUE MORALE.

drait ? La famille a d’autres ressources, et, par exemple, les hospices, les aumônes, le Mont-de-Piété, sans compter la prostitution. Il n’en va pas ainsi du Savoyard. Qui remplirait ses devoirs, s’il n’y mettait lui-même courageusement la main ? Ne faut-il pas se nourrir, se loger, se meubler, secourir des parens pauvres ou infirmes et se faire un patrimoine dans l’exil ? Vous voyez bien qu’il n’a pas le temps de se prendre aux douces paroles des jeunes filles, et qu’il est perdu s’il s’avise de sentir au lieu de calculer.

Un sentiment vrai ennoblit pourtant cette probité purement mathématique : c’est l’amour du foyer et du pays. Partout où ils vont, ils emportent leur patrie attachée à la semelle de leurs souliers. Seuls ou réunis, leur jour de repos, chaque semaine, est consacré à ces souvenirs ; ce jour-là ils écrivent ou font écrire à leurs parens, relisent les lettres reçues et prennent part en idée aux joies de leur famille ainsi qu’à ses chagrins. S’ils apprennent qu’il y ait des troubles dans le ménage, ils se prévaudront des secours envoyés pour exiger le retour de la paix au foyer domestique. C’est leur condition pour l’avenir. « J’apprends, écrivait l’un d’eux à son père, que ma mère est malheureuse ; je vous écris pour vous dire que je ne suis pas content. » Entendez-vous la menace ? En traitant avec leurs parens, ils parlent de haut, eux que la loi tient en état de tutelle et de minorité jusqu’à la mort du père ; tant l’argent a de puissance et de considération parmi ces montagnards !

L’autorité du préfet de police, ou du commissaire qui représente le préfet, leur est sans doute fort respectable ; mais, sauf les cas de contact forcé, ils ne s’inquiètent guère de l’autorité qui gouverne Paris. Leur autorité à eux, celle dont ils ambitionnent le suffrage et dont la censure est redoutée, c’est le magistrat de leur commune ; c’est l’œil qui les suit partout et qui les trouble dans leurs plus intimes pensées. Avant toute démarche, ils se demandent ce que pensera, ce que dira monsieur le syndic.

S’ils ont des avantages personnels, Paris n’est pas le lieu de les faire valoir. Une fois dégrossis, ils commanderont volontiers un habit complet de drap fin, la parure distinctive du propriétaire et du rentier ; mais ce sera pour l’expédier au pays, en attendant le retour. Jusque-là, ils continuent d’endosser le harnais du commissionnaire. Quelquefois, l’amour du luxe croissant, ils achèteront une