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STATISTIQUE MORALE.

par plusieurs d’entre eux, dans le cours de ces spéculations, ont singulièrement refroidi les imitateurs.

Quand vient l’âge de se fixer, ils réalisent le capital accumulé avec tant de persévérance, 15 à 20,000 fr., le prix des sueurs de douze années. Ceux dont l’ambition est satisfaite rentrent en Savoie, doublent leur avoir en épousant quelque héritière[1], achètent des champs ou des pâturages et vivent en gros fermiers, élevant du bétail qu’ils vendront pour la consommation de nos frontières, et des enfans qu’ils enverront, comme eux, à l’âge d’homme, chercher fortune à Paris. Les plus avisés demeurent, et se font marchands, d’ouvriers qu’ils étaient. Ils s’établissent autour des halles, dans quelque boutique de sombre et modeste apparence, qu’ils ont garnie de marchandises communes, de gros drap et de gros velours. Leur clientelle est toute faite ; ils fourniront d’habits et souvent de linge la communauté des Savoyards. On en cite qui ont amassé de la sorte 50 à 60,000 francs en dix ans. L’un d’eux, entre autres, qui s’est enrichi à ce commerce de détail, ne savait ni lire ni écrire, et n’en connaissait pas moins bien ses affaires ; c’était une mémoire d’une exactitude prodigieuse et qui valait les comptes courans les mieux chiffrés. Ils n’arrivent pas tous aussi haut ; mais ils arrivent tous : aucun ne bronche ni ne tombe. Ils assurent un pied avant d’avancer l’autre, ne donnent rien au hasard ; et, quels que soient les profits, vivent toujours de peu.

Avec cette existence concentrée dans le travail et dans l’économie, les vices sont rares ou sans éclat. Les qualités des Savoyards sortent du même principe que leurs défauts ; à proprement parler, ils n’ont ni vices ni vertus ; un intérêt bien entendu dont ils ont

  1. En Savoie, les femmes n’héritent point de leurs parens, s’il y a des héritiers mâles. En ligne directe même, elles n’ont droit qu’à une dot congrue dont les parens et les tribunaux sont appelés à fixer la valeur. Cependant le père et la mère peuvent instituer une fille héritière par testament, et réduire les enfans mâles à la légitime. La légitime correspond au tiers de la portion des biens qu’un enfant obtiendrait par un partage égal avec ses frères et sœurs. Ces coutumes, si fortement empreintes de féodalité, ont été substituées à la loi française, trop révolutionnaire au gré des maîtres actuels de la Savoie.