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ou vendre sa protection. C’est le personnage le plus important de l’émigration, mais non pas le plus opulent. Mille francs par an et une livrée ; il faut une économie bien ingénieuse pour glaner là-dessus le prix d’un domaine dans la Tarentaise ou dans le Faucigny.

Descendons plus bas, si nous voulons voir ce que peut l’esprit d’ordre pour féconder le travail. Après la position du marchand établi qui est l’apogée de leur ambition, les Savoyards recherchent de préférence une place de commissionnaire, le métier classique de ces thésauriseurs. Il ne demande ni protection, ni première mise de fonds : des crochets et des bras vigoureux, voilà pour le capital ; une permission de la police tient lieu de patente ; le premier coin de rue inoccupé reçoit l’établissement. Cette industrie en plein vent ne laisse pas de rapporter, terme moyen, 5 à 6 francs par jour, 1,800 à 2,000 francs par an. Tout est bénéfice, à peu de chose près ; pour la dépense de l’année, pour le logement, la nourriture, les vêtemens, et pour les largesses sous forme de verres de vin, qu’il faut faire aux valets ou aux portiers dans toute bonne aubaine de travail, ils ne comptent guère plus de 600 francs. Quelques-uns vivent à moins, tant l’habitude de la sobriété les rend faciles aux privations. Communément la part des économies annuelles s’élève à 1,000 ou 1,200 francs.

Dans les premières années de l’émigration, ils se trouvaient fort embarrassés pour le placement de leurs épargnes. Le trésor, visité et grossi tous les jours, était enfoui, sous bonne enveloppe, dans quelque coin de la mansarde, jusqu’au moment où le départ d’un camarade enrichi leur donnait le moyen de faire passer les espèces en Savoie. Quelques-uns employaient la voie du roulage, et la ville de Paris expédiait ainsi plus de 300,000 francs par an. Les parens qui recevaient ces fonds s’en servaient pour ajouter une maison ou un morceau de terre à l’héritage, acquisition dont la valeur venait plus tard accroître la part de l’émigrant, quand le temps avait ouvert la succession. En devenant capitalistes, ces étrangers ont appris à tirer un meilleur parti de leurs capitaux. La plupart vont aujourd’hui les déposer dans les caisses d’épargnes ; quelques-uns achètent des rentes sur l’état, ou même ne craignent pas de spéculer sur les valeurs étrangères, ce qui est leur dernier progrès dans la civilisation. Mais les sinistres essuyés