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STATISTIQUE MORALE.

dans les régimens aux maraudeurs surpris en flagrant délit. Ce n’est là que le premier acte du châtiment ; après la schlague, l’exil. Les exécuteurs de cette justice sommaire agenouillent le patient devant la première borne ; il la baise tout honteux, tourne le dos à Paris, assure son paquet sur ses épaules ; il s’éloigne, il est banni. Malheur à lui s’il tentait de rompre son ban !

Les Savoyards abandonnent généralement leurs foyers à l’âge de quinze ou seize ans. L’émigration commence vers la fin d’octobre, quand les travaux des champs sont terminés. Ceux qui vont à Paris se réunissent sous la conduite d’un messager qui, pour cinquante francs par tête, les défraie toute la route, depuis Chambéry[1]. Les plus économes partent deux à deux, munis d’une lettre de recommandation, et souvent de crédit pour quelque émigrant établi dans la capitale, marchent la nuit autant que le jour, et ne dépensent guère que trente francs à parcourir deux cents lieues.

Le séjour moyen des émigrans à Paris est de dix à douze ans. Au bout de ce temps, leur fortune est faite ; ils ont amassé, jour par jour et sou par sou, un capital qui les rendra un objet d’envie et d’étonnement pour leurs voisins. Le bénéfice quotidien dépend en grande partie de l’activité et du savoir-faire de chaque individu ; mais toutes les industries ne sont pas également lucratives. Le garçon de caisse ou de bureau a pour lui un revenu fixe, un emploi qui ne chôme pas et où les jours de fête sont rentés comme les jours de travail ; de plus, il approche des grandeurs et peut donner

  1. Les émigrans se plaignent amèrement d’être rançonnés à Chambéry, quand il s’agit de faire viser leur passeport. Le prix du visa pour les particuliers établis est de 7 fr. 20 c., et seulement de 1 fr. pour les journaliers munis d’un livret. Comme presque tous les émigrans n’en prennent point, n’ayant pas encore d’industrie, le sergent du poste exige à haute voix 7 fr. 20 c. de chacun de ces enfans ; puis il entre, sous main, en négociation. Ne faites pas de bruit, le Cerbère composera. Voyons, vous êtes dix, vous donnerez dix francs pour la prompte expédition du visa. — Ainsi l’émigrant paie 1 fr. au gouvernement, et 1 fr. au chef du poste. L’impôt est doublé par la rapacité de celui qui le perçoit. Cette petite industrie des sergens douaniers leur procure souvent 40 à 50 francs par jour. Les émigrans, pour échapper au tribut, ont pris le parti de franchir la frontière en contrebande et sans passeport.