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il[1], une passion folle ; il a tort, la raison aurait dû la lui faire haïr ; mais plus il pense à cette jeune femme qui l’a si maltraité, qui n’a pas vingt ans, et qui, morte et vivante à la fois, n’a plus ni voix, ni pouls, ni odorat, et ne conserve que le sentiment de son martyre, plus il s’attendrit malgré lui-même. » Elle expire dans ses bras. Il la pleure. Un an plus tard il la pleure encore ; cette femme, qui ne l’a jamais aimé, est la pensée dominante et le fantôme de toute sa vie. Au milieu de ses combats littéraires, de ses forfanteries, de ses bravades, de ses splendeurs, de ses festins, de ses orgies, de ses débauches, du mépris et de la crainte qu’il inspire, le souvenir de Perina le poursuit. « La mort ne peut la lui arracher du cœur[2]. Il se croit fou. Il gémit sans cesse. Il sait qu’elle était ingrate et qu’il devrait l’abhorrer ; il se reproche sa faiblesse. Il ne peut se persuader qu’elle est morte ; il la cherche et ne veut pas croire qu’elle ait cessé de respirer. »

Voilà ses paroles. Et ne croyez pas que ce deuil va se calmer, cette douleur s’effacer, ces larmes s’essuyer : à la fin de sa vie, bien des années après, ce désespoir reparaît encore plus vif, tant la plaie est profonde et incurable.

« Je ne sais, écrit-il au professeur de philosophie Barbaro, si les années guériront le mal affreux que m’a laissé dans le cœur l’affection que je portais à Perina ; je crois que je suis mort, du jour où elle est morte : ou plutôt je crois que cette peste d’amour (cotal peste d’amore) ne me quittera pas même quand je mourrai. Le mal est au fond de mes entrailles, et mille siècles ne l’en arracheraient pas. Docteur célèbre en philosophie, si vous pouviez m’apprendre l’oubli[3] ! »

Ô Riccia ! Riccia ! vous avez vengé tous les sentimens honnêtes, flétris par la plume et la vie de l’Arétin !


Philarète Chasles.


(La suite au prochain numéro.)
  1. Lettre à Mme Fiordiligi D.
  2. T. 3, pag. 289.
  3. T. 4, pag. 137.